La Lettre de La Fondation Prometheus – Septembre 2013

Edito de Bernard Carayon

La Guerre Economique : une guerre entre amis

Le déni de réalité : une culture française par excellence

Depuis le début des années 2000, l’économie française connaît une perte continue de compétitivité. Cette dégradation est soulignée par le voisinage de l’Allemagne, qui connaît une évolution inverse sur la même période [1]. A la lecture de ce rapport, c’est le poids des charges pour les entreprises, ainsi que le déclassement en termes d’innovation, qui expliquent avant tout cette déroute. La difficulté des responsables publics à répondre à ce mal, alors que ses causes ont clairement été identifiées, illustre la tétanie qui saisit les dirigeants français face àla mondialisation. Pire encore, ils s’obstinent à ne pas reconnaitre la « guerre » [2], la compétition féroce qui aboutit à ce décrochage de la France. Ils ont d’autant plus de mal à l’admettre que ce conflit est le fait de pays supposés « amis » ; ils oublient la maxime gaullienne: « Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».

Cette gêne s’observe sur le site de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Economique, d’où la notion de « guerre économique » est absente. Surprenant, alors que Claude Revel est le co-auteur de « L’autre guerre des Etats-Unis – Economie : les secrets d’une machine de conquête » (2002) où l’appareil de « guerre économique » des Etats-Unis est passé en revue.

I. Les faits

1. L’incapacité de l’OMC à pacifier les échanges

Il serait compréhensible de nier la « guerre économique », de considérer chaque incident comme un fait isolé, si la régulation des échanges commerciaux promise par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) était effective. Il n’en est rien : Pascal Lamy, qui vient de quitter la présidence de l’OMC, laisse à son successeur un bilan, au moins contrasté, avec le blocage du cycle de Doha. Ces négociations sur la libéralisation des échanges piétinent depuis des années ; la prise de décision à l’unanimité, qui a cours à l’OMC depuis 1995, n’est plus praticable avec 159 pays-membres.

Chacun a trop d’intérêts divergents de ceux de ses interlocuteurs, et chacun cherche d’abord à les préserver d’une exposition trop brutale aux politiques de dumping des autres. Cette tension est particulièrement accentuée entre les pays développés et les émergents, notamment les pays d’Extrême-Orient, dont la compétitivité induit des destructions d’emplois chez les développés.

L’OMC se retrouve ainsi bloquée sur l’enjeu de la normalisation, qui stagne au détriment d’une pacification des échanges internationaux. Les Etats pratiquent le protectionnisme au travers des procédures douanières, de leur complexité administrative – ce que M. Lamy a dénoncé comme l’« épaisseur de la frontière » -, et non plus par le seul montant des droits de douane. Cela passe par l’argument d’une « exception culturelle » à défendre, comme au Japon, où les droits de douane sur le riz sont de 778%. Plus couramment, c’est par le biais de normes techniques contraignantes que le protectionnisme s’exprime, avec des enjeux tels que le seuil d’émission d’oxyde de carbone pour une voiture. En parallèle, certains pays n’hésitent pas à recourir à des taxes sous des prétextes spécieux pour dissuader les importations, à l’instar de la Russie qui taxe les véhicules importés sous prétexte de financer un programme de recyclage des vieux véhicules, alors que ce programme n’a aucune réalité !

Face à ce constat d’échec, les recours à l’Office de Règlement des Différends (ORD) de l’OMC se multiplient. Ce tribunal des conflits commerciaux s’efforce d’arbitrer a posteriori et au cas par cas, faute que la présidence de l’OMC ait su prévenir la montée des tensions. Pour passer outre ces blocages contre-productifs, les initiatives de blocs régionaux afin de faire un premier pas vers la normalisation se généralisent, entre interlocuteurs de la même zone, pour commencer. Néanmoins, cette régionalisation aboutit non pas à un apaisement mais à un aggravement des tensions, dans la mesure où elle est prétexte à des batailles diplomatiques. Ainsi, la résolution américaine de créer deux zones de libre-échange a pour but avoué de marginaliser la Chine, celle-ci se retrouvant privée d’accès aux marchés Pacifique et euroatlantique, par une homologation normative d’inspiration étatsunienne.

2. L’espionnage et la concurrence déloyale des Etats-Unis

La dérive anticoncurrentielle et de compétitivité déloyale de la part des Etats-Unis n’est pas récente. Je le soulignais déjà dans mes rapports de 2003 et de 2005, «Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale» et «A armes égales». Des rapports que les journalistes devraient relire plutôt que de « découvrir » depuis cet été l’intérêt de l’espionnage des grandes puissances ?

Cela a pleinement commencé sous l’Administration Clinton, avec toute une série de dispositifs destinés à fournir aux entreprises américaines des avantages indus sur leurs concurrents, par un travail de renseignement à la fois ouvert et clandestin.

Thomson-CSF perdit un contrat avec le Brésil en 1994, après que sa concurrente Raytheon ait fait une offre à la baisse, grâce aux écoutes de la NSA qui lui permit de connaître approximativement la mise du groupe français. En plus de tous les dispositifs hérités du Président Clinton (National Economic Council, Advocacy Center, American Presence Posts), l’Administration Bush Jr. superposa le Homeland Department et tout un ensemble d’organes anti-terroristes. Certes, ces éléments relevaient avant tout d’une réponse aux attentats du 11 septembre 2001 ; néanmoins, ils participèrent très vite de l’effort déjà initié de collecter du renseignement sur les concurrents commerciaux des Etats-Unis. Par exemple, la Container Security Initiative implique que des douaniers américains surveillent tous les mouvements de marchandises dans les ports des principaux exportateurs vers les Etats-Unis, sous couvert d’empêcher une infiltration de terroristes par voie de conteneur…

Plus proche de nous, les révélations d’Edward Snowden ont dévoilé le fossé qui existe désormais entre les Etats-Unis et le reste du monde, en termes de moyens d’espionnage électronique ; ils ont rappelé, si nécessaire, que ces moyens contribuaient à la stratégie de Guerre Economique de Washington. Les Etats-Unis ont acquis une avance technologique telle que le data center de la NSA, en cours de construction dans l’Utah, devrait avoir des capacités de stockage se chiffrant en yottabites, soit 1000 années du trafic mondial sur Internet pour un yottabite. De plus, ce genre d’installations devrait leur permettre d’accéder au « Web profond », c’est-à-dire aux bases de données censément protégées par des codes, comme celles des grands groupes. Ces moyens techniques sont complétés par des mesures juridiques qui autorisent le recours discrétionnaire par l’Exécutif américain de ces moyens d’espionnage : la section 215 du Patriot Act qui autorise le Gouvernement à surveiller les citoyens américains à leur insu ; l’usage extensif des ordonnances secrètes qui permettent aux autorités d’obtenir toute information qu’elles désirent d’un opérateur de télécommunications, et ce à l’insu de ses usagers, comme cela se passa pour Verizon ; la cour fédérale spéciale autorise les surveillances après des décisions à huis-clos, sans droit de regard pour des observateurs extérieurs.

Parallèlement à cet appareil étatique, le secteur privé cherche à disposer de moyens de renseignement en propre, aux Etats-Unis. Cela explique le recrutement par des banques d’affaires d’anciens agents ou responsables du renseignement, à l’image de David Petraeus employé par KKR, depuis peu. Il s’agit pour les Etats-Unis de mieux anticiper l’évolution de leurs interlocuteurs internationaux, notamment les pays émergents ou en crise, mais pas seulement, ce qui justifie à leurs yeux la mise sur écoute des dirigeants étrangers et de leurs conseillers. Un des documents révélés par Snowden dévoile ainsi que la NSA classifie les pays, à l’aune de ses écoutes, en « ami, ennemi ou problème » pour permettre à leurs employeurs politiques de resituer leurs homologues étrangers, au gré des circonstances et des intérêts.

Dans la continuité de cet espionnage systématique, les Etats-Unis biaisent le libre-échange en leur faveur. Ce protectionnisme implique de fortes réticences, voire un refus que leurs grands groupes ne fusionnent avec des étrangers, comme le démontre la contestation par des actionnaires d’Omnicom de sa fusion avec Publicis. Il ne s’agit pas d’une contestation marginale : l’ensemble des milieux d’affaires américains a manifesté son opposition par toute une publicité négative contre l’opération, ce qui a entraîné une baisse du titre à Wall Street. Cette démarche partisane s’exprime aussi par l’ingérence de l’Exécutif américain dans les batailles juridiques entre groupes commerciaux, au profit de ses champions nationaux. Le Président Obama s’est immiscé publiquement dans l’affaire des brevets entre Samsung et Apple, ce qui a suscité la réaction outrée de Séoul qui considérait l’affaire terminée sur le plan juridique, et ce à l’avantage de Samsung. Obama n’a pas hésité à appeler ouvertement l’ITC, la Commission américaine du commerce international, à réviser son jugement initialement favorable au groupe sud-coréen, au nom des intérêts du secteur numérique aux Etats-Unis.

Un tel comportement de la part des Américains n’est pas sans conséquence : tous les autres pays se sentent dorénavant autorisés à verser dans le protectionnisme, maintenant que le pays qui n’a cessé de promouvoir le marché libre et non faussé, trahit ses principes au grand jour. Certains lancent des programmes dits de «sécurité alimentaire», à l’image de l’Inde qui taxe les importations jusqu’à 300%. D’autres instrumentalisent des procédures juridiques ou des combats éthiques pour briser la concurrence étrangère, comme le fait actuellement la Chine contre les groupes pharmaceutiques Sanofi et Novartis, sous couvert de lutte contre la corruption par l’agence de planification économique, la National Development and Reform Commission (NDRC). Les mesures déloyales sont aussi fonction des luttes politiques sur l’intégration géoéconomique et régionale : les services sanitaires russes ont ainsi interdit des chocolats ukrainiens, en raison de « particules cancérigènes ». Que le propriétaire de la marque ciblée soit un oligarque favorable à l’intégration de son pays à l’Union Européenne, au moment même où Moscou fait pression sur Kiev pour rejoindre son propre projet de bloc économique, constitue certainement l’explication de cette décision. Dans cet enchaînement de réactions et de contre-réactions offensives, quelle(s) position(s) tiennent l’Europe et la France ?

II. La France et l’Europe

1. L’affaire Snowden et la réaction de M. Barroso

L’affaire Snowden a démontré que le renseignement américain visait, entre autre cibles, les institutions européennes. A ce titre, ces révélations ont confirmé que les « bretelles » retrouvées en 2005

à Justus Lepsius, le siège du Conseil de l’Europe, n’étaient pas une aberration mais participaient d’un effort de longue haleine, que j’avais déjà souligné. Or, cette confirmation qui requérait une condamnation forte a minima, ou des contre-mesures communes a maxima, ne suscita chez les responsables des institutions communautaires qu’une protestation gênée, voire une tentative de minimiser la gravité des faits.

Plusieurs membres de la Commission ont ainsi souligné que les faits dataient au plus tard de 2010, et sous-entendaient ainsi que c’était de l’«histoire ancienne». Il s’agit ici manifestement de malhonnêteté intellectuelle : comment croire que les Américains auraient renoncé à continuer dans cette voie engagée de longue date, quand bien même certains des locaux écoutés auraient changé de place depuis ? Quant au Président de la Commission Européenne, M. Barroso, la réponse minimaliste qu’il apporte à l’affaire, notamment en se contentant d’ordonner une enquête de sécurité sur les locaux de l’UE et de créer une « commission »(!), appelle des questions. Est-il concevable que la conclusion des négociations sur le traité UE-US de libre-échange justifie de taire ce sujet gênant, aux yeux du seul M. Barroso en tout cas? Est-il possible que cette complaisance à l’égard des Etats-Unis soit imputable aux ambitions personnelles de l’homme ? M. Barroso ne fait effectivement plus grand mystère de son ambition de présider les Nations Unies ou l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), deux postes où le soutien américain est incontournable pour y être nommé.

A contrario, l’appel du Président Hollande à une action coordonnée des Européens face à cette pratique, notamment en suspendant les négociations sur le traité de libre-échange pour un temps, avait le mérite de la fermeté. Il est juste regrettable qu’à part affirmer que ce genre de pratiques « devait cesser dans les meilleurs délais », la Présidence de la République n’ait su rallier ses partenaires européens à sa position, et que, finalement, la position allemande ait été retenue, afin de minimiser le scandale pour avancer sur l’accord.

2. Réponses françaises

Comment la France se défend-elle dans le cadre de la « guerre économique » ?

Le plan de Nouvelle France industrielle, annoncé par le Président Hollande le 12 septembre, fixe 34 objectifs industriels censés redresser la croissance française, et la part de l’industrie dans son économie, d’ici cinq à dix ans avec une valeur ajoutée de 45 milliards d’euros.

Ce plan a plusieurs mérites : coupler le développement du secteur industriel avec une montée en gamme des services et de la R&D, sanctuariser des industries de souveraineté (cyber-sécurité par exemple), entretenir la logique d’investissement que René Ricol avait initiée à la demande de Nicolas Sarkozy, en lieu et place de la logique de subvention. Néanmoins, rien n’est encore précisé sur la répartition des rôles entre acteurs publics et privés, notamment sur les tâches respectives des pôles de compétitivité, de la Banque Publique d’Investissement et des chefs d’entreprise retenus. Or, un choix doit être arrêté pour éviter qu’un flou sur les attributions n’engendre des surcoûts et que l’enveloppe dédiée à l’industrie dans les investissements d’avenir, estimée à 1,7 milliard d’euros, ne soit mal ventilée. Un autre doute réside dans la constitution de la valeur ajoutée : Arnaud Montebourg n’a pas précisé s’il était entendu qu’elle résiderait dans la seule innovation technologique, notamment dans les volets écologique, économies d’énergie ou numérique que tous ces projets comprennent, ou si l’immatériel allait être pris en compte. L’image de marque est en fait un élément crucial de la compétitivité intra-marché, entre marchés de développement équivalent : aussi est-il urgent que l’Etat réfléchisse avec les entreprises et les collectivités territoriales à une stratégie de promotion du « made in France ».

La France ne cesse de perdre des points en termes de compétitivité. Le dernier classement de Davos place la France au 23ème rang en 2013, soit une perte de deux places depuis l’année dernière. En corollaire, le classement attribue cette baisse à des problèmes normatifs et fiscaux (pratiques d’embauche et de licenciement trop lourdes et incertaines, taux d’imposition sur les entreprises, réglementation contraignante, incitations fiscales peu efficaces). Dans le même temps, l’industrie française recule aussi, comparativement à l’Allemagne, notamment : augmentation de 28% du coût horaire du travail entre 2000 et 2007 dans l’industrie manufacturière, contre 16% en Allemagne ; baisse de 14% de l’excédent brut d’exploitation sur la même période, tandis que l’Allemagne connaît une augmentation de 67%.

Pour le moment, l’action publique ne se révèle pas à la hauteur du défi. L’effet d’aubaine que procurerait le gaz de schiste pour l’industrie française, suivant l’exemple des Etats-Unis qui paient ainsi le gaz trois fois moins qu’en Europe, n’est pas étudié sérieusement comme solution pour des motifs idéologiques, et d’alliances par-tisanes avec les Verts, au demeurant, minoritaires dans l’opinion.

Secteur porteur pour l’économie française, mais malmené : l’industrie de Défense. L’Etat a bien conscience que les entreprises ont besoin de garanties sur le long terme pour pérenniser leurs emplois (165 000 emplois industriels à forte valeur ajoutée et peu délocalisables), ainsi que le tissu de Petites et Moyennes Entreprises (PME) du secteur (4000 dans tout le secteur de l’armement). Pourtant, aucun effort n’est fait pour sanctuariser la prochaine Loi de Programmation Militaire. Ainsi, celle pour 2009-2014 connaît un retard de 4 milliards d’euros sur les 186 milliards annoncés. Le gouvernement a pour seule réponse aux craintes de ces industriels que de les inviter à exporter pour compenser la baisse des commandes nationales, en arguant que le marché mondial est porteur (plus de 8% par an). C’est oublier que c’est aussi sur ce marché que la concurrence est la plus exacerbée et que ces entreprises souffrent le plus de la concurrence déloyale. Les prises de commandes étrangères de matériels français ont reculé de 26%, tombant sous la barre des 5 milliards d’euros.

La position du gouvernement sur ce sujet précis rappelle son ignorance de la « guerre économique », ou son refus de l’admettre, comme son prédécesseur. Certes, la France entama un bras de fer durant les négociations euro-atlantiques, pour que les services audiovisuels soient exclus du futur accord, et elle acquit ce point contre l’intention initiale de Berlin, Londres et Washington. Mais, à l’aune des autres enjeux décrits et de leur importance, n’était-ce pas un combat d’arrière-garde? Une lutte pour la forme, et non pas sur le fond ?

Il faut revenir sur le dogme libre-échangiste de la Commission Européenne et admettre une régulation de la concurrence pour que, à l’image des Etats-Unis ou de la Chine, l’Europe ne tolère plus la libre entrée de produits résultant de dumpings en tous genres. En cela, la résolution de l’UE sur les tubes en acier chinois est appréciable ; il est décevant qu’elle ne soit que la réponse aux annonces de fermeture des lignes de production d’ArecelorMittal en Europe…

Il s’agirait aussi pour l’Europe de défendre et promouvoir ses industries stratégiques, ses secteurs de souveraineté, mais cela implique de les définir au préalable. Cela requiert la définition d’un périmètre stratégique de l’économie européenne, avec un démarquage clair des activités qui en relèvent ou non.

A partir de cette clarification de la stratégie, le lancement de programmes industriels communs doit relancer la compétitivité au niveau régional, selon un système normatif propre aux besoins de l’espace européen.

Ces programmes devraient se concentrer d’abord sur les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC).

Seconde priorité : l’énergie, cruciale pour le fonctionnement de toute économie et qui, à ce titre, a porté des « guerres » en bonne et due forme. La logique géographique impose aux Européens de concevoir leur stratégie énergétique dans un partenariat cohérent et volontariste avec la Russie, pourvu que les négociations génèrent une formule complémentaire et équilibrée.

Un programme européen d’achat et de commande publics au profit des grands groupes et des PME serait le terme logique de cette démarche. Dès lors qu’il est prouvé que tous les autres acteurs de l’économie mondiale favorisent leurs productions, pourquoi l’Europe devrait-elle être la seule à se laisser dicter ses choix, par un marché qui n’a de libre que le nom qui plus est ? Pourquoi les producteurs européens devraient-ils être abandonnés par leurs autorités, au profit de produits issus de pratiques anticoncurrentielles ? L’Europe ne peut se complaire dans le dogme, pour se plaindre des conséquences, par la suite.

Enfin, la révision de la politique de la concurrence (et des traités) s’impose : il est incompréhensible que la Commission fasse obstacle à la constitution de champions industriels, internes et européens, quand nos concurrents, entre européens, viennent faire leur marché, chez nous tranquillement. Voilà un beau sujet de consensus à trouver, entre droite et gauche, si leurs pontes voulaient bien ouvrir les yeux sur l’exigence de réciprocité que j’ai soulignée depuis dix ans.


[1] Rapport Coe-Rexecode de 2011 « Mettre un terme à la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne »

[2] « Patriotisme économique – De la guerre à la paix économique », Bernard Carayon, Paris, 2006, Editions du Rocher.

La notion de guerre économique

Par Christian Harbulot, Directeur de l’Ecole de Guerre Economique (EGE).

Prometheus : Quand est apparue et qu’est-ce que la notion de guerre économique ?

CH : L’histoire de l’humanité est dominée par des rapports de force de nature économique identifiables dans les différentes étapes de sa progression : la lutte pour la survie, la colonisation et l’esclavage, la conquête territoriale et commerciale, la compétition économique, les affrontements géoéconomiques et concurrentiels. Mais il n’existe pas de culture écrite reconnue sur la guerre économique par le monde académique. Cette lacune s’explique par l’absence de légitimité du concept qui s’explique par la volonté de dissimulation de la finalité des affrontements de nature économique. Les expressions les plus visibles et irréfutables de la guerre économique comme les phases les plus conflictuelles de la colonisation ou les deux guerres de l’opium n’ont pas donné lieu à une amorce de grille de lecture. Il est devenu urgent de combler ce déficit de réflexion sur une réalité qui devient chaque jour plus démonstrative. Contrairement à d’autre pays comme les Etats-Unis, la Corée du Sud ou la Chine, l‘Europe est très démunie pour aborder cette problématique.

Longtemps considérée comme un concept exotique par le monde universitaire, la guerre économique est train de devenir une réalité incontestable des relations internationales. Les penseurs qui stigmatisent les rapports de force entre puissances [1] persistent dans une sorte de dénigrement sophiste de la puissance (qu’elle soit celle du fort ou celle du faible) en se réfugiant derrière des principes humanistes sans cesse remis en cause par la réalité très démonstrative des relations internationales. Aux actes de portée géopolitique (arme du gaz utilisée par la Russie pour renforcer son statut de puissance, remise en cause de la suprématie monétaire du dollar par l’Iran) se sont ajoutés des faits de nature géoéconomique (tensions diplomatiques sur la question des ressources entre la Chine et le Japon, politique protectionniste affichée par les Etats-Unis à l’encontre de la Chine dans le domaine de l’industrie solaire). Ces différents faits soulignent l’intérêt d’une grille de lecture des affrontements assimilés à la guerre économique.

Le début du XXIe siècle est marqué par une remise en cause de la vision positive du développement héritée des révolutions industrielles et de la pacification relative découlant de la mondialisation des échanges comme l’ont laissé entendre la plupart des économistes libéraux. Dans le même ordre d’idées, la Pax Americana officialisée par la disparition de l’URSS à l’origine du mythe de la fin de l’histoire [2] fait place à une multi-polarisation des risques d’affrontement, en raison de la limitation progressive des ressources, des tensions croissantes sur la question de l’énergie, des crises structurelles du monde occidental provoquées par la désindustrialisation et de la volonté de conquête commerciale des nouveaux entrants. De facto, nous entamons une longue période de tensions en tout genre dont le suivi ne pourra pas se limiter à un discours lénifiant sur la recherche de croissance.

Etudier la guerre économique [3] implique de passer du non dit au dit, ce qui est un exercice difficile compte tenu de la volonté quasi universelle des belligérants de masquer la nature de leurs affrontements non militaires. Les travaux menés depuis seize ans sous ma direction au sein de l’Ecole de Guerre Economique de Paris nous ont permis de jeter les bases de cette grille de lecture indispensable pour décrypter la nature et l’évolution des affrontements économiques.

Le monde s’est construit dans une cohabitation permanente entre le développement et l’affrontement. Le nomadisme contre la sédentarisation a été la source de conflits multiples et récurrents dans toute une partie du monde, notamment dans l’espace eurasiatique. L’esclavage de peuples comme source de main d’œuvre essentielle pour créer de la richesse a duré des milliers d’années et est un élément structurant de la constitution des empires jusqu’au XIXe siècle. L’importance de l’affrontement de nature économique est pourtant niée lorsque le monde chrétien en vient à s’interroger sur la notion de guerre juste. C’est le débat entre St. Thomas d’Aquin et St. Augustin relancé alors par la découverte des Amériques. Le processus d’évangélisation ne pouvait pas être confondu avec la recherche de richesse. Or les conquistadors attirés par l’appât du gain protégeaient les missionnaires. L’église espagnole préféra nier cette réalité. Au-delà de ce débat initial, il y a l’omerta sur le fait colonial, le déni du caractère guerrier de cette phase majeure d’expansion du monde occidental. Les puissances colonisatrices, y compris l’Empire ottoman, refusent d’assumer leur stratégie de conquête et le rapport de dépendance avec des peuples asservis à des fins économiques. Elles font la sourde oreille sur leurs exactions guerrières même lorsque les faits sont irréfutables : cf. les guerres de l’Opium pour asservir la Chine, ou le massacres des Amérindiens pour s’emparer des continents américains. Les puissances qui pratiquent aujourd’hui la guerre économique continuent à perpétuer cette règle du déni. Pas de traces visibles, pas d’archives, pas de témoignages. Les chercheurs en économie ou en sciences de gestion ont beau d’en conclure que la guerre économique est une vue de l’esprit. Il est vrai que les victimes ne parlent pas. D’ailleurs, auprès de quelle autorité ou institution internationale pourraient-elles se plaindre ?

Il existe donc un véritable angle mort dans l’approche académique des rapports de force économique. Il est tellement présent dans le traitement de l’affaire PRISM. Mais, cette règle du déni va être mis à mal par la société de l’information. L’affaire Snowden en est un bon exemple. Un des secrets les mieux gardés du monde du renseignement américain est révélé aux médias par une faille humaine et devient une affaire mondiale par le biais d’Internet.

La mondialisation des échanges multiplie les thématiques d’affrontement (restriction des ressources, agressivité des capitalismes nationaux et conquérants, contournement systématique des réglementations élaborées par le monde occidental pour réguler ses échanges). Sur toute cette question de la non-théorisation de la guerre économique, je vous renvoie à l’article [4] que j’ai rédigé pour un institut d’études stratégiques rattaché au Ministère de la Défense espagnol.

Prometheus : Quels sont les belligérants ou les acteurs de la guerre économique ?

CH : Les belligérants sont les puissances qui jusqu’à présent dominaient le monde et qui doivent désormais faire face à l’émergence de nouveaux prétendants à la conquête des marchés, au contrôle des axes de circulation des échanges et à l’accès aux ressources. Les retombées de ce renversement de situation sont multiples. Un pays, une entreprise, voire un individu, sont parfois obligés de se confronter à différents types d’adversaires (concurrents agressifs, déloyaux, prédateurs) afin de se donner les moyens de protéger son activité. Cette évidence est loin d’être comprise de la même manière dans les différentes formes d’économies de marché générées par la mondialisation des échanges. Les décideurs politiques, économiques et sociétaux ont des postures d’esprit très différentes d’un pays à l’autre. En France, la culture du monde de l’ingénieur privilégie l’innovation tandis que la Corée du Sud et la Chine pensent surtout en termes de compétition.

Prometheus : Quel est le théâtre de la guerre économique ?

CH : Il existe plusieurs théâtres d’opération. Et l’important est de savoir les définir et de les différencier. La distinction entre le monde matériel et immatériel est essentielle car de nombreux acteurs économiques français ont beaucoup de difficultés à prendre la mesure de l’impact de la société de l’information sur leur devenir commercial. Le monde matériel est celui de l’ancienne guerre économique qui prévaut encore dans de nombreux enjeux : maîtrise géopolitique des zones de ressources vitales, bataille sur la définition des normes internationales, course à l’innovation technologique, approche impérialiste de l’économie de la connaissance. Le monde immatériel est soumis à une logique de contrôle beaucoup plus forte que le monde matériel. Les Etats-Unis ont compris qu’il était essentiel d’avoir la maîtrise stratégique des tuyaux pour formater leur contenu et le trafic marchand qui en découle.

Prometheus : Quelles sont les armes de la guerre économique ?

CH : Avant de parler d’armes, il est bon d’évoquer les conditions de leur mise en œuvre. La première condition est la capacité de faire de la stratégie à moyen et long terme et de l’imposer aux élites du pays. La seconde condition est la capacité à concevoir une stratégie d’accroissement de puissance dans le domaine économique. Depuis le général de Gaulle et Georges Pompidou, le pouvoir politique a baissé les bras dans ce domaine. La troisième condition est le corpus nécessaire pour amener les gens à se battre pour l’économie de leur pays. Si ces trois conditions ne sont pas réunies, les armes (culture du renseignement, banalisation des pratiques d’intelligence économique, méthodes de guerre de l’information) seront employées de manière dispersée et seront donc globalement inefficaces. La concentration des forces et des moyens reste une des lois fondamentales de l’art de la guerre militaire comme économique. La pire des attitudes est de faire croire qu’on fait sans le dire alors qu’en réalité la vision stratégique est absente du processus de décision. La négation de la guerre économique est une erreur majeure dans la mesure où elle polarise l’attention des acteurs sur le développement et minorise la dimension de l’affrontement. Ce décalage est très pénalisant pour les entreprises pour qui le développement n’est possible que si elles sortent victorieuses des différents types d’affrontement (concurrentiels mais aussi éventuellement géoéconomiques et de plus en plus sociétaux) auxquels elles doivent faire face.


[1] Badie Bertrand, L’impuissance de la puissance, Paris, Fayard, 2004.

[2] Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

[3] Harbulot Christian, Comment travailler sur l’absence d’histoire, chronique du 7 novembre 2012,http://www.lesinfluences.fr.

[4] L’étude de la guerre économique et des problématiques associées, «L’intelligence compétitive dans un monde globalisé», publié par l’Institut Espagnol d’’Etudes Stratégiques, ISBN: 978-849781-842-1.NIPO: 083-13-121-3, Ceseden, Madrid, 2013.

Les traités de cyber-défense

Par Philippe Baumard, professeur au sein de la Chaire Innovation & Régulation de l’Ecole Polytechnique, fondateur d’Akheros, start-up pionnière dans le domaine de la cyber-sécurité comportementale, lauréate du concours national d’innovation OSEO 2013.

Prometheus : Il semble que les traités de cyber-défense soient au point mort… Comment expliquez-vous cette situation ?

PB : La convention de Budapest de novembre 2001, qui effectivement devait réguler la cyber-criminalité, n’a toujours pas été ratifiée par la Chine et la Russie. Le dernier round de négociations, qui s’est terminé en juillet 2013, n’a pas plus abouti ! S’il n’y a pas de traité signé par les Russes et les Chinois à l’heure actuelle, c’est à cause du problème, assez essentiel, de « définition » de la cyber-sécurité et de la cyber-défense. D’un côté, les Occidentaux séparent la cybercriminalité (lutte contre la criminalité dans le cyberespace), la cyber-défense (actions stratégiques des Etats dans ce milieu) et la cyber-sécurité (encouragé en cela par les industriels, qui espèrent un cadre de régulation aménagé) [1]. D’un autre, les Russes considèrent de longue date que ces notions n’existent pas mais qu’il y a une seule et entière « sécurité de l’information », incluant autant le contenant que le contenu. Toutes les initiatives de régulation ont feint d’ignorer l’obstacle, jusqu’à la dernière initiative d’établir un glossaire commun pour tous les membres de ce tour de table mondial [2]. Mais les Russes ou les Chinois ne peuvent renier leurs engagements constitutionnels respectifs, qui sanctuarisent cette conception d’une information, contenant et contenu, perçue comme une entité inséparable.

Prometheus : Que contiennent ces traités de cyber défense pour provoquer un tel refus ?

PB : Réguler le cyberespace, c’est s’acheter un passeport d’ingérence dans les affaires internes de ses voisins. C’est du moins comme cela que sont perçus de nombreux articles de ce traité, notamment l’article 32 qui concerne l’accès transfrontalier aux « données » lors de crises, d’incidents, ou d’investigations. Les Russes et les Chinois y sont particulièrement opposés. Mais il n’y a pas que cela. La régulation de la contre-mesure, c’est-à-dire de la légitimité à engager une représailles et à estimer sa proportionnalité, est évidemment au cœur des différends. L’Ouest pousse une vision de l’attribution des attaques proche de celle du droit commun, qui associerait donc la responsabilité des crimes à leur origine géographique, et le « droit de réponse » à une forme d’extra-territorialité accordée par ces traités. Mais, depuis leur rédaction, les technologies ont changé et l’attribution géographique des campagnes d’attaques avancées modernes est particulièrement difficile. On finirait par avoir un cadre de régulation efficace contre le petit crime commun, suffisamment naïf ou mal équipé pour ne pas masquer son origine d’attaque, et incapable d’encadrer les attaques d’Etats, ou celle du crime organisé, capables de soustraire technologiquement à la régulation. Certains partenaires de ces négociations y voient une « carte blanche » donnée aux nations qui ont un avantage technologique pour mener une « guerre limitée » ou une « guerre sale » électronique permanente. Le problème est qu’en matière de crime numérique, détenir l’arme, le mobile et le lieu du crime est loin d’être suffisant pour établir une intentionnalité et l’identité du coupable ! Les cyber-guerres répondent à un paradigme dominant qui est celui de la guerre limitée ou du conflit contre insurrectionnel : les moyens y sont empruntés, détournés, déplacés et subversifs par nature. L’usage intensif de capacités robotiques (botnets, etc.) rend complexe la tâche d’établir une intentionnalité ou une source. Le modèle proposé par le cadre de régulation actuel est celui des conflits conventionnels, incluant, par exemple, des notions comme l’escalade du conflit. Mais qui aujourd’hui seraient les premières victimes d’une « escalade », par exemple sur les infrastructures vitales, d’un cyber-conflit ? Probablement ceux qui dépendent, d’un point de vue économique, des infrastructures numériques. Les Chinois ou les Russes ont fait des choix stratégiques différents en matière de développement d’infrastructure nationale d’information. Ils ont des réseaux suffisamment compartimentés, en partie avec des technologies propriétaires, développées depuis le milieu des années 1980 ; certes, sans doute plus lentes, mais beaucoup moins sensibles à une escalade de dommages en cas de conflit.

Prometheus : Quels en sont les enjeux en termes économiques ?

PB : Actuellement, le problème de fond sur la régulation est la machine, c’est-à-dire le point d’ancrage de l’économie numérique. Pourquoi les Américains sont-ils si pressés sur le sujet ? Ils mettent en avant l’enjeu du vol de propriété intellectuelle avec une perte de 4,8/5 milliards de dollars selon le rapport du Congrès [3], ce qui est une estimation faible, avec des rapports alarmistes sur les infrastructures critiques par ailleurs. Cet empressement cache une vulnérabilité majeure, provenant de l’industrie elle-même. Aujourd’hui, le point de création de valeur, le point d’ancrage des modèles économiques, et le point de confrontation des cyber-conflits est le même : votre machine, ma machine. Avec un commerce électronique bientôt dominant les transactions commerciales, une formation des opinions directement dépendante d’interfaces hommes-machines (Google, Facebook ou MSFT parmi d’autres), le levier de création de richesse nationale se trouve être, aussi, le potentiel champ de bataille numérique. C’est ce qui explique sans doute la divergence des agendas entre les majors qui veulent un modèle où chaque citoyen est le simple titulaire d’une licence d’exploitation de ses propres données personnelles et le modèle de souveraineté sur la propriété intellectuelle, qui suit une logique nationale. La transparence et l’accès que réclame les Etats ne sont pas forcément dans l’intérêt des industriels du numérique, et vice-versa. Cela a conduit certains exploitants à refuser de continuer ce genre d’échanges, non par préoccupation pour la défense des libertés personnelles, qu’ils continuent de bafouer allégrement, mais pour éviter que la régulation internationale de la cyber-défense vienne perturber leur modèle économique.

Prometheus : Il n’y a donc pas de collusion entre les grands exploitants du numérique et leurs Etats hôtes ?

PB : Ce sera même une des sources de conflit au XXIe siècle… Derrière les efforts actuels de régulation de la cyber-défense, il y a l’enjeu des « contre-mesures », c’est-à-dire de savoir si c’est le plus compétent, le souverain, ou le propriétaire de la quincaillerie qui doit prendre les armes et répondre à l’attaquant. La doctrine de la « compétence » est celle des technologistes. Elle pousse bien sûr à l’extra-territorialité des fournisseurs, et derrière eux, du ou des pays qui en sont les hébergeurs ou actionnaires. Ce scénario est souvent identifié comme celui des Etats-Unis, où la suprématie du secteur américain de la cyber-sécurité et de l’appareil d’Etat pour la cyber-défense permettrait d’établir un modèle qui consiste à confier au fournisseur de la technologie de cyber-sécurité la responsabilité des contre-mesures. Cette doctrine s’oppose au modèle « souverainiste » vertical des Russes qui ne sépare pas l’information en contenants et en contenus. Les Chinois, sur ce point, suivent les Russes, et même les dépassent en en faisant un objectif affiché de sécurité économique nationale. Les Européens tentent de faire front commun sur les interceptions, sur la protection des données personnelles avec le projet étudié actuellement par la Commission Européenne. Les positions à l’intérieur de l’Europe sont bien sûr très variées. Les Allemands ont une perception différente de la nôtre de la protection des données personnelles, dont les souvenirs douloureux sont encore récents, et dont la résolution a fait partie de la construction de la nouvelle identité allemande. Cela se traduit effectivement dans leurs événements domestiques (floutage des images sur Google View, refus du recueil de données personnelles, émergence du Parti pirate promoteur de ces thèmes). Les français, on le sait, ont une relation différente à la donnée privée, souvent perçue comme paradoxale au pays des droits de l’homme. Il y a sans doute là une carte diplomatique que nous n’avons pas su jouer, tant nous sommes absents, du point de vue stratégique, des corps doctrinaires dominants. La régulation de la cyber-défense et de la cyber-sécurité est un enjeu qui ne mobilise pas l’opinion, et, pourtant, il s’agit de la régulation la plus transformatrice des cinquante prochaines années. Réguler le recours à la sanction, à la protection et à l’interdiction dans le monde numérique, c’est définir les frontières des sociétés civiles demain, et très certainement, les positions de puissance économique et politique de ces sociétés.


[1] Cf à ce propos l’étude de l’ONDC : http://www. unodc.org/documents/organized-crime/UNO-DC_CCPCJ_EG.4_2013/CYBERCRIME_STUDY_210213.pdf

[2] http://www.unodc.org/unodc/en/commissions/ CCPCJ/session/22.html

[3] http://www.whitehouse.gov//sites/default/files/ omb/IPEC/admin_strategy_on_mitigating_the_ theft_of_u.s._trade_secrets.pdf

Quelle relance pour l’industrie pharmaceutique ?

Par Julia Peyre, Aurélien Bibaut, Thomas Ducreux, Thomas Ferreira de Lima, (Ecole Polytechnique ParisTech, Promo X 2011).

Si cette industrie a connu un accroissement de ses activités de 6,1% entre 2007 et 2011, l’IMS Health prévoit pour les cinq années suivantes un ralentissement entre 3% et 6%.

UNE DOUBLE MENACE
Les « Big Pharma » exposées à une progressive
perte de compétitivité face aux génériques et à de plus petites entreprises.

A côté des défis « classiques », le XXIème siècle soumet l’industrie pharmaceutique à de nouveaux écueils. La mondialisation expose les entreprises à davantage de concurrence et les soumet au risque du pillage technologique, car la copie est rendue plus aisée par l’accroissement des échanges.

De plus, le développement des génériques, soutenu par les gouvernements qui y voient un allègement des dépenses de santé, constitue la principale menace sur les industries productrices de princeps.

La montée en puissance de pôles d’excellence dans de nouveaux pays concurrents.

La recherche pharmaceutique sur une pathologie particulière nécessitant la proximité des patients qui en sont affectés, il s’avère pertinent de considérer une implantation locale du processus de R&D. Le développement de la recherche dans les pays émergents pose la question de l’environnement scientifique : l’industrie pharmaceutique requiert des technologies de pointe, et donc un tissu industriel adéquat, avec des chercheurs qualifiés, ce qui rend – initialement – plus difficile la création d’un centre de recherche dans un pays en développement, que dans un pôle technologique préexistant.

A ce sujet toutefois, l’environnement académique, par exemple en Chine, se révèle désormais de bon niveau.

La stratégie commerciale de nombreux groupes occidentaux mise effectivement sur la croissance par l’implantation dans les pays émergents, comme étant une des pistes les plus prometteuses. « Le Brésil, la Chine, l’Inde, le Mexique, la Turquie, la Corée du Sud et la Russie représenteront 30 % du marché mondial des médicaments en 2016 quand les marchés développés, eux, compteront pour seulement 57 % d’ici à 2016 (contre 66 % en 2011), selon IMS Health » [1]. L’investissement peut revêtir plusieurs formes. Il peut s’agir d’investissements purement commerciaux, où l’objectif de pénétrer les marchés locaux se traduit par l’implantation d’unités de fabrication et de distribution. Mais certaines entreprises font le choix d’installer des unités de recherche directement dans les régions qu’elles ciblent.

DES PISTES DE REFLEXION

Plusieurs pistes sont mises en avant par les observateurs de l’économie pharmaceutique. Certaines consistent en l’adoption de mesures politiques, d’autres touchent le cœur de la stratégie commerciale et technologique des entreprises du secteur.

– Les brevets, moteur et frein à l’innovation

Ce débat récurrent souligne que dans le secteur de l’industrie pharmaceutique, les recherches s’effectuent sur des domaines très liés. Ainsi, l’innovation suppose presque systématiquement l’utilisation d’un résultat précédemment breveté, ce qui est source d’incertitude sur le propriétaire de l’innovation.

Cette incertitude est exploitée par les «patent trolls» qui n’ont cessé de se développer depuis le début du 21ème siècle. D’après Colleen Chien, une spécialiste en droit des brevets, 62% des plaintes déposées aux Etats-Unis en 2012, pour violation de brevets, sont issues d’entreprises spécialisées dans la gestion et la monétisation des brevets, contre 45% en 2011.

Ainsi, la fonction première des brevets a été détournée. Désormais, tandis que les «patent trolls» acquièrent des brevets pour exercer du chantage, les entreprises productrices en accumulent pour des raisons défensives, afin d’être inattaquables ou de pouvoir répliquer. Ce qu’elles investissent dans le domaine juridique n’est pas investi en recherche et développement.

Dans ce nouveau monde, les start-ups sont les cibles des patent trolls, car elles ne possèdent pas de moyens de défense juridique et leurs produits, innovants, sont attaquables via d’anciens brevets. Selon Colleen Chien, 20% des entreprises attaquées par les patent trolls sont des start-ups et dans la majorité des cas, les affaires ne vont pas jusqu’au procès : un arrangement à l’amiable pour racheter le brevet est souvent préféré à un procès qui, même gagné, reste coûteux.

– Mesures au niveau politique : le problème de la réglementation des prix en France

Le marché français apparaît peu attractif pour l’industrie pharmaceutique en matière de nouveaux produits, les innovations n’y étant souvent pas récompensées autant que dans certains marchés non administrés.

– Les biotechnologies entre espoirs et attente

Les années 1990 et 2000 ont vu l’avènement des techniques, dites de biotechnologie. Théoriquement, elles permettent de soigner un vaste champ de pathologies. Cependant, si plusieurs centaines de traitement de ce type sont déjà utilisés [2], les résultats cliniques ne se sont pas encore montrés à la hauteur des attentes, peut être naïves, des investisseurs publics et industriels. Une baisse de cet engouement semble observée, ce que dénoterait la baisse du nombre d’essais cliniques de thérapies géniques à partir de 2007 [3].

Concrètement, si les thérapies géniques ne représentent pas pour l’instant un relais de croissance à court terme pour les grandes firmes pharmaceutiques, d’autres aspects des biotechnologies sont déjà exploités. La voie biotechnologique semble donc représenter une alternative ou un complément à la stratégie classique de développement de médicaments chimiques dits blockbusters qui demandent chacun un investissement considérable sans assurance de réussite. En tout état de cause, si ce dernier type d’investissement ne peut être mené que par les plus grandes entreprises du secteur, cette seconde voie laisse la place à l’apparition de toute une diversité de nouveaux acteurs.


[1] http://www.usinenouvelle.com/article/l-industrie-pharmaceutique-mondiale-souffrira-jusqu-en-2015.N186472

[2] http://www.observateurocde.org/news/archives-tory.php/aid/982/Biotechnologies_et_industrie_ pharmaceutique.html

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Thérapie_génique

Sondage G5 Santé – TNS Sofres : les Français prêts à des efforts pour préserver leur industrie pharmaceutique

Réalisé en ligne auprès de 1000 personnes par TNS Sofres, mi-septembre, pour le G5 Santé, le cercle de réflexion des industries de santé françaises, ce sondage porte sur «La perception du médicament et des enjeux de santé». Il est réalisé à l’aune des mesures décidées dans le cadre du contrat de filière santé, c’est-à-dire favoriser la fabrication en France et en Europe, faciliter l’accès aux innovations et encourager le développement de l’automédication, pour en évaluer la popularité auprès des Français.

Selon le sondage, le lieu de fabrication est en troisième position des éléments de confiance dans les médicaments, après la prescription par le médecin et le conseil du pharmacien. Le nom de l’entreprise qui les fabrique n’est important que pour 54% des sondés. Après avoir précisé que certains principes actifs sont fabriqués dans des pays émergents, 89% des sondés se montrent favorables à la relocalisation en France ou en Europe, malgré le surcoût que cela entraînerait pour eux.

Pour les sondés, l’industrie de la santé doit être considérée comme une priorité stratégique, notamment pour la découverte d’innovations thérapeutiques, le maintien de l’emploi et l’indépendance sanitaire du pays.

Sur l’impact des derniers scandales sanitaires, Marc de Garidel, le dirigeant du G5, affirme : «L’image qui nous est globalement renvoyée est très positive. Le Premier ministre a eu raison de nous dire que la page du Médiator était tournée. Une fois l’emballement médiatique terminé, près de 80 % des Français pensent que nos entreprises sont à la pointe de la recherche et attentives à la sécurité des produits qu’elles fabriquent.»

L’industrie de la santé peut encore améliorer son image sur certains points. Seuls 64% des sondés estiment qu’elle se soucie des besoins de la population ou contribue à l’emploi de manière déterminante, et 67% que sa production respecte l’environnement.

Sur l’accès à l’innovation en France, comparativement aux autres pays développés, les sondés sont plus hésitants. 58% d’entre eux pensent que la France prend le temps requis pour fournir les innovations médicales aux patients et aux professionnels de santé. Mais «seuls 31% des Français pensent qu’on a accès aux innovations médicales en France aussi bien qu’ailleurs», précise Marc de Garidel.

Quant au développement de l’automédication, avec les médicaments sans ordonnance, il semble bien accepté. Près des trois quarts des sondés ont déjà acheté des médicaments en pharmacie, sans passer par leur médecin. 64% sont favorables à laisser davantage acheter les médicaments directement en pharmacie, pour des maladies bénignes.

On en parle

Libération vient de compléter son dictionnaire, avec «P comme Protectionnisme» (14/15 septembre 2013). Notre réflexion sur la nécessité de définir le périmètre stratégique de l’économie européenne est ainsi reprise huit ans après. «La vieille insulte de « protectionnisme » fait flop : trop facile de ressortir le développement 100% protectionniste des Etats-Unis, de nombre d’Européens et des ex-dragons asiatiques. Vrai débat : qu’est-ce qu’on protège, qu’est-ce qu’on échange […]? » s’interroge l’auteur. Il vaut mieux tard que jamais…

Philippe Messier fait une description édifiante du système scolaire en Corée du Sud (voir l’éditorial du Monde du 21 septembre 2013). Ne pourrions-nous pas nous inspirer d’un pays où, certes les étudiants ne dorment que cinq heures par jour, mais sont encouragés par leurs aînés ? Les cadres sud-coréens font attention à ne pas créer d’embouteillages les jours d’examens : révélateur d’un soutien national à la jeunesse et à son courage !

Arnaud Leparmentier, journaliste au Monde, souligne, à propos de la politique industrielle du Président de la République (voir l’éditorial du 12 septembre 2013), que la réduction des charges des bas salaires par le crédit impôt compétitivité « aide plus La Poste que les entreprises high- tech exposées à la mondialisation ». Sur les aides aux filières industrielles, il les décrit tel un combat d’arrière-garde dès lors que « les marchés sont ouverts, les monopoles démantelés et l’Etat impécunieux ».

Deux fines analyses du problème du gaz de schiste: celle de Marie-Béatrice Baudet (Le Monde du 27 juillet 2013) rappelle comment des élus de tous bords, droite et gauche confondues, ont cédé devant l’agitation des Verts à l’occasion d’élections locales. L’analyse de Luc Ferry (Le Figaro du 25 juillet 2013) détaille les motivations des Verts pour sa part, notamment leur souci d’imposer la décroissance à tout prix.

Arnaud Montebourg a visité Cassidian, filiale d’EADS spécialisée dans la cyber-sécurité, comme le rapporte Le Figaro Economie (16 septembre 2013). Le marché mondial est estimé à 50 milliards d’euros. Un complément indispensable de la cyber-défense dans le secteur privé, d’actualité à la suite du sabotage, en une seconde, des 30 000 ordinateurs d’ARAMCO en 2012.

Un esprit chagrin se plaint dans Le Monde que le champ des «intérêts fondamentaux de la nation» est tellement large qu’il couvre beaucoup des centres d’intérêt des journalistes (10 septembre 2013). L’article 410-1 du Code pénal est large, car nul ne peut anticiper la forme que peuvent prendre les menaces : renvoyons les incrédules au « brouillard de la guerre » de Clausewitz.

D’après Le Monde Informatique (3 septembre 2013), la NSA dépenserait 278 millions de dollars pour l’accès aux réseaux de télécommunications américains. Or, la révélation de ce coût exorbitant par le Washington Post fait scandale aux Etats-Unis, d’abord parce qu’il s’agit juste de compenser des entreprises nationales. De plus, cela démontre que les opérateurs de télécommunications trahissent leur clientèle, non pas seulement sous la pression de l’Etat mais contre rémunération.

Le député (UMP) Olivier Marleix a posé une utile question parlementaire au ministre de l’Économie et des Finances. Cette question vise à obtenir des précisions sur les « secteurs économiques porteurs d’intérêts nationaux stratégiques », mentionnés dans le décret n°2013-759 du 22 août. Il s’agit aussi de les distinguer des secteurs détaillés par le décret n°2005-1739 du 30 décembre, et la responsabilité de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Economique dans ces deux dispositifs.

François Lenglet, dans son dernier livre « La fin de la mondialisation », a le mérite de constater qu’une mondialisation non régulée et un libre-échangisme béat conduisent, inéluctablement, aux crises, aux inégalités entre citoyens ou entre pays, ainsi qu’aux replis nationalistes ! Même si sa proposition de « protectionnisme raisonné » au niveau mondial paraît compliquée à mettre en œuvre, le constat est parfaitement argumenté par ailleurs (Le Monde du 27/28 septembre 2013).

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