Sur les droits d’auteur

Le projet de loi qui nous est soumis n’échappe, hélas, ni aux critiques ni aux caricatures. Si les premières sont justifiées quand elles sont motivées par l’intérêt général, les secondes ne sont pas acceptables au regard des enjeux.

Dressons rapidement le décor. D’abord, les débats sur la marchandisation des biens culturels, légitimement repoussée par cent quarante-huit États à l’UNESCO, grâce à l’impulsion du Président de la République. Vous avez vous-même affirmé, Monsieur le ministre, à propos de cette charte qui conforte la nature particulière des biens culturels et permet d’en protéger la diversité, qu’ « inscrire dans le droit international que les œuvres d’art et de l’esprit ne peuvent être considérées comme des marchandises : c’est, à notre époque où tout s’échange, où tout peut devenir objet de commerce, donner à la culture une place particulière ». (…)

La toile de fond, c’est bien sûr l’Internet et l’extraordinaire ouverture au monde que le réseau propose. Mais la maîtrise technique, industrielle, financière et commerciale de ce réseau ressort désormais en grande partie de la stratégie de quelques grands groupes mondiaux.

A tous égards, les enjeux sont considérables et dépassent notre débat, qui doit toutefois en retenir l’essentiel : sécurité des États, compétitivité des entreprises, protection de l’intimité et de la vie privée. Sur ces enjeux bien connus se sont greffés des habitudes, de la délinquance, voire de la criminalité et des menaces de toutes sortes.

L’habitude, c’est celle de l’accès gratuit, illimité, à des milliards de pages de contenus, et des centaines de milliers d’ordinateurs connectés entre eux qui proposent quantité de documents mais aussi de biens culturels.

Je voudrais tout de suite tordre le coup à l’une des caricatures entourant ce texte : elle concerne la notion de gratuité. De grâce, ne mélangeons pas tout ! II y a, d’une part, le « gratuit collaboratif », issu du don de temps et de compétences de dizaines de milliers d’hommes et de femmes, créateurs d’œuvres et développeurs de logiciels : c’est le gratuit qui profite et rapporte à tous, qui enrichit notre patrimoine intellectuel et culturel, améliore la compétitivité de nos entreprises et allège nos dépenses publiques ; il enrichit notre intelligence collective. Ce gratuit-là est celui de la communauté du logiciel libre que je veux saluer.

Il y a, d’autre part, le gratuit qui coûte à tous, celui du piratage des œuvres à des fins mercantiles ou de la copie, qui ne débouche jamais sur l’achat de CD ou de DVD. S’il faut combattre le second – et ce doit être le seul objectif de ce texte –, il ne faut ni tuer, ni même mettre en danger le premier !

C’est pour cette raison qu’il nous faut être, ensemble, particulièrement attentifs à la rédaction des articles 7, 13 et 14. Ceux-ci ne doivent être ni intentionnellement ni par maladresse instrumentalisés contre le logiciel libre.

J’espère que le Gouvernement prendra en compte non seulement les résultats de la réunion qui s’est tenue aujourd’hui à Matignon avec les entreprises de ce secteur qui – je tiens à le souligner – est fortement créateur d’emplois et d’ingéniosité, mais également les amendements que Mme Marland-Militello, MM. Cazenave, Chatel, Colombier, Goasguen, Luca, Martin-Lalande, Remiller et Wauquiez et moi-même avons déposés. Ils concernent notamment l’interopérabilité[1], seule garantie de concurrence libre et non faussée, ainsi que la possibilité pour les universitaires et les chercheurs de travailler dans des conditions normales.

J’en viens à présent aux menaces et aux vulnérabilités, provenant de l’utilisation des réseaux à des fins déstabilisatrices : rumeurs, vol d’informations d’entreprises ou d’États, atteintes à l’image. Nous devons avoir à l’esprit ce type d’avatars, que des textes imprécis peuvent favoriser.

Votre projet de loi, Monsieur le ministre, est tout d’abord nécessaire parce qu’il est l’application d’une directive européenne, trop longtemps différée, et qu’il vous revient aujourd’hui d’assumer avec courage. Mais loin d’être seulement nécessaire, votre texte contient deux principes que je salue. 

Le premier, c’est celui de la juste rémunération des auteurs que ne malmènent pas seulement des internautes pratiquant le « pair à pair », mais aussi, disons-le, les grands groupes industriels qui, avec habileté, ont su dissimuler derrière la protection de leurs intérêts marchands la promotion de la création culturelle.

Le second principe est celui de la « réponse graduée », idée novatrice qui intègre l’information et la prévention dans un dispositif qui, reconnaissons-le, aurait pu n’être que répressif.

Vous l’avez souligné dans votre présentation, Monsieur le ministre : votre texte relève de questions fondamentales. Personne ne s’étonnera donc qu’il ait porté en gésine tant de malentendus au regard de formidables enjeux humains. Par-delà un débat technique, votre texte touche en fait à la relation de chacun de nos concitoyens à l’œuvre, à notre patrimoine et à notre idée du partage.

On ne transmettra évidemment pas demain à nos enfants une collection de « vidéos à la demande » ou un disque dur truffé de mesures techniques, comme on transmet aujourd’hui la bibliothèque constituée par une vie de lecture, ou simplement une collection de CD ou de DVD. Pour éviter la rupture entre bien culturel et patrimoine, votre texte doit, en dépit de la tentation numérique, absolument réconcilier le consommateur de biens culturels et le droit d’auteur.

C’est pour cette raison que je ne peux me faire à l’idée que les enfants de mes collègues puissent, un jour, être assimilés à des contrefacteurs passibles de lourdes peines.

La sanction doit être proportionnée à la faute. À ce propos, qui détiendra les informations relatives aux infractions constatées et qui, du reste, constatera ces infractions, en d’autres termes, qui aura accès aux informations personnelles de millions d’internautes ?

Qui gardera les informations de « riposte graduée » ? J’espère que les débats vous permettront de répondre très précisément sur ce point. Il s’agit tout de même de la vie privée de nos compatriotes.

Réconcilier le consommateur et le droit d’auteur, c’est également lui permettre la copie privée. Le texte initial qui nous a été présenté est si peu clair sur ce point qu’un amendement de notre rapporteur a cru bon de préciser que le nombre de copies ne pouvait être inférieur à un ! Il convient enfin d’éviter le tracas des lecteurs liés à l’œuvre. Seule une vraie interopérabilité permettra au consommateur de ne pas s’affranchir de mesures techniques de protection, et donc de se mettre hors la loi.

Parmi les mesures techniques de protection, on aurait pu envisager, en ce qui concerne la consultation des œuvres à distance, une « mesure technique de protection universelle » s’appuyant sur une infrastructure clé publique-clé privée et permettant le marquage des œuvres. Cela aurait évité, en ce domaine du moins, toute possibilité de pratiques anticoncurrentielles et le partage du marché par un très petit nombre d’acteurs. 

Ma dernière interrogation portera sur le cas, que je n’ose qualifier de particulier, du monde scolaire et universitaire et des bibliothèques. J’ai entre les mains un magazine qui liste quelques-uns des logiciels libres utilisés quotidiennement par les enseignants et les chercheurs dans leurs activités d’enseignement ou de recherche. Avec la rédaction actuelle de votre projet, ces enseignants et ces chercheurs deviennent tous des contrefacteurs.

Il en va de même pour tous ceux qui souhaiteraient indexer leurs documents numériques sous une forme non prévue par la « mesure technique de protection », notamment les bibliothécaires, les documentalistes, mais également tout particulier qui veut mettre de l’ordre dans sa bibliothèque numérique. Nous ne pouvons laisser prospérer une telle insécurité juridique.

Monsieur le ministre, un dialogue serré mais ouvert s’est engagé avec vous. Je connais votre sens des responsabilités et je ne doute pas que vous prêterez aux amendements que mes collègues et moi-même avons présentés toute l’attention bienveillante qu’ils requièrent.

Quand des parlementaires de la majorité dénonçaient la « ligne Maginot » numérique du Gouvernement…


[1] En informatique, capacité de matériels, de logiciels ou de protocoles différents à fonctionner ensemble et à partager des informations (Larousse).

Laisser un commentaire