Sanction de la violation du secret des affaires 

Discussion de la proposition de loi de Bernard Carayon
Intervention à l’Assemblée nationale
Janvier 2012


François Mitterrand, dans sa Lettre à tous les Français, évoquait, en avril 1988, la « guerre économique mondiale », soulignant que « l’économie mondiale » n’est qu’un « champ de bataille où les entreprises se livrent une guerre sans merci », une guerre « totale et générale » où le « relâchement ne pardonne pas ». Ce constat est plus vrai que jamais : l’économie s’est totalement mondialisée, la concurrence est devenue plus conflictuelle et plus déloyale que jamais avec la crise -, les États -, jouant pourtant un rôle accru pour protéger et accompagner leurs entreprises à la conquête des marchés mondiaux. Le patrimoine des entreprises, lui-même, prend de plus en plus la forme d’informations dématérialisées, d’autant plus faciles à dérober que les techniques d’intrusion dans les réseaux, privés comme publics, se sont sophistiquées.

Ce sujet, loin d’être partisan, est d’intérêt national. Protéger le secret des affaires, c’est protéger des emplois, des technologies sensibles, des investissements, lutter contre la désindustrialisation et, dans certains cas, garantir nos indépendances dans les secteurs stratégiques. La sécurité économique des entreprises ne peut d’évidence être laissée au seul ressort contractuel ; elle exige l’intervention des pouvoirs publics.

Beaucoup de pays l’ont bien compris : aux États-Unis, la loi sur l’espionnage économique de 1996 est issue d’une initiative bipartisane, présentée par un représentant républicain et deux représentants démocrates ; dans le même esprit, la proposition de loi adoptée le 8 décembre dernier par la commission des lois du Sénat américain, vise à renforcer cette loi, en portant les sanctions de quinze à vingt ans. Il serait heureux qu’il en soit de même en France. Le vote unanime de ce texte à la commission des lois, et le soutien que lui a apporté notre collègue Jean-Michel Boucheron, ancien président de la commission de la défense, constituent des signes encourageants à cet égard. J’espère qu’ils seront suivis de nombreux autres !

La présente proposition de loi vise à combler une lacune de notre droit. Face à la multiplication des atteintes au secret des affaires, notre arsenal juridique est en effet inadapté.

Les violations au secret des affaires se sont multipliées au cours des dernières années. Quelques affaires, fortement médiatisées, l’ont illustré : en 2005, une étudiante de nationalité chinoise ayant effectué un stage au sein de l’équipementier Valeo a exporté plusieurs fichiers informatiques confidentiels de cette société sur son disque dur personnel. En 2007, un ancien ingénieur de Michelin, qui travaillait dans un centre de recherche, pourtant classé « établissement à régime restrictif », a collecté un nombre considérable d’informations confidentielles et a cherché à les vendre à des entreprises étrangères. Ces exemples ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. Dans de nombreux cas, les entreprises préfèrent ne pas porter plainte, afin de ne pas altérer leur image. Dans d’autres, le parquet décide de ne pas poursuivre, parce que l’atteinte en cause ne pourrait être réprimée par les infractions existantes, dont les éléments constitutifs ne sont pas réunis.

Selon les services de l’État, le nombre de ces attaques est en forte croissance, et s’élèverait à environ 1 000 par an, une large part d’entre elles constituant des atteintes au secret des affaires. Les secteurs les plus touchés sont l’aéronautique, la filière de l’énergie nucléaire, les laboratoires de recherche, le secteur automobile et la sidérurgie. Le préjudice économique causé est évidemment impossible à évaluer.

Mais pour donner un ordre de grandeur, la justice américaine a condamné un concurrent coréen du groupe DuPont de Nemours à verser à ce dernier 920 millions de dollars pour lui avoir dérobé des secrets d’affaires relatifs au Kevlar – en d’autres termes, la fibre d’aramide.

L’arsenal juridique français ne permet pas de réprimer efficacement ces violations du secret des affaires. D’abord, parce que ni les textes, législatifs ou réglementaires, ni la jurisprudence, judiciaire ou administrative, ne définissent le secret des affaires.

L’expression est employée fréquemment, dans plusieurs codes – commerce, consommation, postes et communications électroniques –, mais n’est jamais définie.

Ensuite, parce que les infractions existantes, potentiellement applicables, sont inadaptées.

Le vol, par exemple, ne peut être appliqué à un bien immatériel : l’art. 311-1 du code pénal emploie le terme « chose », il ne peut donc porter, en dépit des efforts méritoires de la Cour de cassation, sur une information.

L’abus de confiance a permis certaines condamnations – affaires Valeo et Michelin –, car il peut être appliqué à tout « bien quelconque », mais une « remise préalable », donc un lien contractuel en l’espèce, est requise : c’est loin d’être toujours le cas.

Le secret professionnel ne concerne qu’un nombre limité de professions, et seulement la révélation de faits appris dans l’exercice de l’activité professionnelle.

La révélation de secrets de fabrique ne concerne que les salariés et les directeurs, et seuls sont visés les procédés de fabrication industriels.

Les exemples pourraient être multipliés : les infractions applicables sont très nombreuses, mais elles ne permettent pas de répondre efficacement au phénomène.

Il existe, par ailleurs, des actions civiles en réparation du dommage, fondées sur l’article 1382 du code civil et sur la concurrence déloyale. Elles sont utiles, mais insuffisantes, car elles n’exercent pas d’effet dissuasif : il s’agit de réparer, pas de prévenir ; or, ce que veulent les entreprises, c’est éviter le préjudice. Préjudice qui, une fois réalisé, est difficile à évaluer, car il s’agit souvent d’une perte d’une chance ou d’un avantage concurrentiel.

Le texte qui vous est proposé vise à combler cette lacune, afin de garantir la sécurité économique des entreprises. Il s’inspire de droits international et européen, très protecteurs du secret des affaires.

En droit international, le secret des affaires est protégé par l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce – dit accord ADPIC –, annexé à l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce – OMC –, signé à Marrakech le 15 avril 1994. Ce texte définit le secret des affaires et impose aux États parties, dont la France évidemment, de le protéger. La proposition de loi répond ainsi à une obligation internationale.

Le droit de l’Union européenne est également très protecteur : le secret des affaires y est protégé au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, par les traités eux-mêmes, en vertu de l’article 339 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

La proposition s’inspire également des législations comparables de nos partenaires. Elles sont présentées en détail dans mon rapport. La loi américaine sur l’espionnage économique de 1996 – souvent appelée Cohen Act –, prévoit des peines très élevées – quinze ans et 500 000 dollars d’amende –, qui seront peut-être augmentées prochainement. Je me suis également inspiré, en Europe, des législations allemande, autrichienne et italienne.

Le texte est l’aboutissement d’un long travail de réflexion et de maturation, que j’ai engagé depuis 2003, par la remise de deux rapports à deux Premiers ministres successifs sur l’intelligence économique. Il est le fruit de près de mille cinq cents auditions, en huit ans sur ce thème, ou sur d’autres aspects de notre politique publique d’intelligence économique. Il s’appuie également sur les travaux préparatoires du Gouvernement depuis 2009 – deux groupes de travail ayant été créés à ce titre –, ainsi que sur l’expertise juridique du Conseil d’État, consulté, cette année, par le Gouvernement, sur les principes devant guider l’adoption d’une législation dans ce domaine.

Il comporte trois volets.

Le premier volet est pédagogique et préventif ; il vise à renforcer la prise de conscience, par les entreprises, des menaces existantes et à les inciter – sans obligation – à entreprendre une démarche protectrice de leurs informations sensibles. La définition qu’il est proposé d’inscrire dans le code pénal est précise et circonscrite. Elle repose sur la combinaison de cinq critères cumulatifs :

Premièrement, une liste des biens susceptibles d’être couverts par le secret des affaires ;

Deuxièmement, la nature des informations, qui peut être « commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique » ;

Troisièmement, le caractère confidentiel des informations ;

Quatrièmement, le fait que la divulgation non autorisée de ces informations serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise, en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle : cette liste correspond strictement aux recommandations du Conseil d’État, d’après les éléments qui m’ont été transmis.

Cinquièmement, les mesures de protection spécifiques dont ces informations font l’objet, qui sont destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci. 

Ces mesures seront prises après une information préalable du personnel et déterminées par un décret en Conseil d’État : cela constitue une garantie supplémentaire, indispensable, dès lors que ces mesures font partie des éléments constitutifs d’une infraction pénale. Concrètement, elles devraient inclure, par exemple, l’établissement d’une liste des personnes autorisées à prendre connaissance des informations, un stockage des documents papier dans des coffres ou des locaux sécurisés, la mise en place de dispositifs de cryptage et de codes d’accès. Il conviendra qu’elles ne génèrent pas une lourdeur excessive pour les entreprises concernées.

La précision de cette définition en assure la conformité au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines. Les éléments retenus correspondent aux recommandations du Conseil d’État. J’ai également consulté un pénaliste, le professeur Didier Rebut, de l’Université Panthéon-Assas, qui me l’a confirmé.

Le deuxième volet est la création du délit de violation du secret des affaires. L’infraction est précisément définie. L’élément matériel consiste dans la révélation d’une information protégée relevant du secret des affaires. La révélation est une notion déjà employée à plusieurs reprises dans le code pénal, et encadrée par la jurisprudence. La tentative ne sera pas incriminée. Seules les personnes dépositaires de l’information, ou les personnes en ayant eu connaissance, comme des mesures de protection qui l’entourent, pourront être sanctionnées : il s’agit d’une infraction intentionnelle, ne pouvant être commise par imprudence.

D’importantes garanties sont prévues : ce n’est en aucun cas l’entreprise qui déterminera le champ d’application de l’infraction. L’adoption de mesures de protection n’est en effet qu’un critère, indispensable, mais secondaire. Elle ne suffira pas à conférer la nature d’« informations protégées » à l’information en cause. Il n’en sera ainsi que si toutes les autres conditions sont réunies, et c’est le juge pénal, et lui seul, qui sera compétent sur ce point. C’est un élément clé selon l’avis du Conseil d’État.

Le secret des affaires sera inopposable à la Justice – à la différence du secret de la défense nationale –, de même qu’aux autorités administratives dans l’exercice de leur mission de surveillance, de contrôle ou de sanction, ce qui inclut notamment les services de police, de douane, de renseignement, et les autorités administratives indépendantes, telles que l’Autorité de la concurrence, l’Autorité des marchés financiers ou encore la CNIL, y compris dans l’exercice de leurs pouvoirs d’enquête.

Trois faits justificatifs sont prévus : aucune sanction n’est applicable si la divulgation répond à un ordre ou à une permission de la loi, à la dénonciation de faits susceptibles de constituer une infraction ou un manquement, ou si le juge a ordonné ou autorisé la production de la pièce concernée. Aucune sanction disciplinaire ne pourra être prononcée en cas de signalement aux autorités compétentes dans ces conditions.

Illustrons l’importance de ces garanties : un salarié d’une entreprise qui dénoncerait des pratiques contraires au code de la santé publique, par exemple, – est-il besoin de nommer les entreprises auxquelles je songe ? – n’encourrait aucune sanction, ni pénale, ni disciplinaire, même si l’entreprise considérait que le procédé de fabrication de ses prothèses médicales, par exemple, relevait du secret des affaires.

Ces garanties ont été renforcées, à mon initiative, par la commission des lois, afin de répondre à une préoccupation exprimée par le Syndicat de la presse nationale quotidienne, concernant l’impact de ce texte sur les journalistes. L’une de leurs suggestions, visant à permettre à une personne poursuivie pour diffamation de produire pour sa défense des pièces couvertes par le secret des affaires, afin d’établir sa bonne foi ou la vérité des faits, sans être poursuivie pour recel, a été intégrée à l’article 3 de la proposition. C’est ce qui est déjà prévu, depuis la loi du 4 janvier 2010 sur la protection du secret des sources des journalistes, pour le secret de l’enquête ou de l’instruction et le secret professionnel.

Les peines prévues dans le texte initial que j’ai déposé étaient celles prévues en cas de violation du secret professionnel : un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Tous les praticiens que j’ai auditionnés ayant souligné le caractère très insuffisant de ces peines et préconisé leur alignement sur celles prévues en cas d’abus de confiance, soit trois ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende, la commission des lois a adopté un amendement procédant à cette modification. Les peines seront ainsi adaptées à la nature de cette infraction, qui relève de la délinquance économique. J’approuve d’ailleurs entièrement le nouvel emplacement au sein du code pénal que propose le Gouvernement : il correspond davantage à ce nouveau délit.

Le troisième volet est la réforme de la loi dite de blocage. Cette loi, oubliée et largement méconnue, est la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques morales ou étrangères, modifiée par la loi du 16 juillet 1980. Elle est appelée « loi de blocage » parce que son objectif était, lors de son adoption, de fournir une excuse légale aux entreprises françaises confrontées à des demandes d’informations émanant d’autorités étrangères et d’obliger ces dernières à faire usage des canaux de coopération judiciaire qui font l’objet de la convention de La Haye du 18 mars 1970. Étaient visées, en particulier, les procédures américaines dites de discovery, qui ont trop souvent pour objet d’aller à la pêche à la preuve et aux informations confidentielles détenues par nos entreprises.

Cet objectif n’a pas été atteint : cette loi est jugée par tous, et partout dans le monde, inefficace et obsolète. Les juridictions américaines – les principales visées – mais aussi britanniques, ont en effet jugé que cette loi ne pouvait faire obstacle à ces procédures, le risque pénal invoqué par les entreprises françaises n’étant pas réel. La jurisprudence américaine, établie dans la décision Aérospatiale de la Cour suprême de 1987, est très claire sur ce point.

Cette position de la justice américaine n’est du reste pas dénuée de fondement : depuis plus de trente ans, cette loi n’a conduit qu’à une seule condamnation pénale, en 2007. Son champ d’application est trop large et insuffisamment précis puisque ce qu’elle interdit est la communication de tout renseignement d’ordre économique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives.

La réforme proposée vise à refonder cette loi de blocage en ce qui concerne exclusivement son article 1er bis. La rédaction initialement proposée sur ce point ayant suscité quelques réserves, notamment lors de son examen par la commission des lois, j’ai élaboré, en collaboration avec les administrations concernées, une nouvelle rédaction répondant précisément à ces préoccupations, sur laquelle je reviendrai lors de la discussion des articles.

La rénovation proposée redonnerait une crédibilité à ce dispositif en démontrant l’importance que les pouvoirs publics lui accordent, d’une part, et en resserrant le dispositif autour des seules informations méritant réellement d’être protégées, d’autre part.

L’enjeu est de permettre à la France de lutter à armes égales dans la compétition internationale et, ce faisant, de mieux protéger, sans naïveté ni paranoïa, ses intérêts économiques, sociaux et politiques.

Voilà les raisons pour lesquelles la commission des lois, à l’unanimité, vous invite à adopter ce texte.

Ma proposition de loi a été votée à l’unanimité de la Commission de lois, puis en séance, avec l’abstention des élus PS et PC… en précampagne présidentielle.

Le gouvernement Ayrault ne l’a jamais inscrite à l’ordre du jour du Sénat. Un amendement à la loi Macron du président (PS) de la Commission des lois rebâtit un dispositif, expurgé de ses éléments les plus audacieux. Il est retiré par le gouvernement sous la pression des médias, emmenés par Médiapart, dont les syndicats n’avaient pas été consultés !

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