Lettre d’information de la Fondation Prometheus (Edito)
Novembre 2012
La question vient d’être tranchée par… Pascal Lamy, directeur général de l’OMC : «je n’ai rien contre le patriotisme économique» a-t-il assuré sur Europe 1. « Par contre, si ça doit se transformer en protectionnisme patriotique, alors là non, parce que l’économie internationale aujourd’hui suppose que pour bien exporter, vous importiez plus »[1].
Enfin ! Voilà une vraie victoire politique pour ceux qui, depuis près de dix ans[2] plaidaient pour la défense, sans naïveté ni paranoïa, de nos intérêts nationaux et européens, dans le respect des règles internationales, sous condition de réciprocité.
Les mots, en ce domaine, pèsent lourd. Pour reprendre l’expression du philosophe français Brice Parain, « ils sont des pistolets chargés ».
Longtemps, en mobilisant l’expression de « patriotisme économique », je me suis heurté aux sarcasmes ou aux critiques de ceux qui, volontairement ou non, confondaient patriotisme et nationalisme : « quand on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage. Ce patriotisme, c’est l’amour des siens, le nationalisme, la haine des autres » écrivait Romain Gary. Et lors d’un colloque que j’avais organisé à l’Assemblée nationale en 2005, l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris, Greg Stapelton, fervent républicain et libéral, avait déjà traité avec ironie notre pudeur collective à l’égard du patriotisme : « le patriotisme économique, nous connaissons très bien cela chez nous ; mais nous en parlons moins que nous ne le pratiquons ». Ajoutons que ce sont souvent les mêmes personnes qui jugent ringard le patriotisme économique et qui enfilent, les soirs où joue l’équipe de France de football, son maillot bleu !
Voilà donc un regard nouveau sur la mondialisation qui s’impose.
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, la mondialisation nous avait été présentée comme pacifiée, dominée par le primat de la prospérité, le dogme du libre-échange et le nécessaire effacement des Etats-nations, pour le bonheur des peuples. Une « mondialisation heureuse », selon l’expression – vraiment datée et fortement idéologique – d’Alain Minc. La réalité est toute autre. Elle n’est pas dans l’alternative entre le paradis des ultralibéraux et l’enfer des altermondialistes. Elle est celle du choc des puissances, du retour des frontières, de l’affirmation des intérêts des Etats-nations, de la « guerre économique », expression qu’il fallait autrefois chuchoter, et que les médias, avec une hardiesse nouvelle, utilisent désormais sans guillemets !
Certains, à l’extrême gauche comme à droite, ont raillé la pose en marinière du ministre du Redressement productif : elle part pourtant d’un bon sentiment, et dans une civilisation de l’image, il ne faut, hélas, pas toujours se priver des postures qui prêtent à sourire : le sac de riz sur l’épaule de Bernard Kouchner a popularisé l’engagement formidable des « Médecins sans frontières ». Mais je ne suis pas convaincu que le consommateur soit, par nature, patriote. Dans un pays où 8,6 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté, le réflexe est à l’économie…
Le patriotisme économique s’adresse moins aux consommateurs qu’à l’Etat. C’est l’Etat seul qui peut et doit distinguer les activités économiques où notre pays joue son destin (défense, énergie, industrie pharmaceutique, aéronautique, TIC) de celles qui ne génèrent que prospérité et cohésion sociale. Les activités « stratégiques » sont mieux connues, mieux identifiées comme telles, après l’inlassable travail pédagogique de la fondation Prometheus. Ce sont ces secteurs industriels qui justifient de la part de l’Etat une meilleure protection juridique, technologique, financière, institutionnelle, politique. C’est là que l’action de l’Etat est, chez nous comme partout dans le monde, parfaitement légitime, c’est là que nous jouons nos indépendances, nos émancipations, nos libertés et notre souveraineté.
Il reste encore beaucoup à faire pour ouvrir les yeux des dirigeants politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, sur les réalités de la mondialisation, pour faire tomber les préjugés et faire litière des mauvaises solutions. L’effort doit être conduit en Europe, aussi, où la commission européenne ne s’attache qu’à dénoncer et briser les ententes, les champions nationaux et européens, les aides d’Etat, tandis que notre pauvre continent demeure le seul au monde aussi ouvert et offert aux vents, parfois dangereux, de la mondialisation.
L’Europe, au-delà de son marché de consommateurs et de ses talents industriels et scientifiques, recèle une force qu’elle ne mobilise pas : celle de ses principes, celle aussi d’un modèle politique et social fondé sur des normes sociales, éthiques et environnementales, à la légitimité incontestable. Plutôt que de vouloir ériger à nos frontières des murailles – qui ne résistent jamais, comme l’a montré l’Histoire – installons aux frontières de l’Europe des « filtres », précisément éthiques, sociaux, environnementaux. Battons-nous collectivement pour faire de la réciprocité un principe, non pas relatif -, mais absolu, régissant le commerce international.
L’Europe, c’est vrai, est divisée et ses intérêts épars. Elle a consommé beaucoup d’énergie à construire un marché unique : ne pourrait-elle pas se mobiliser pour promouvoir ses talents et défendre ses indépendances ?
Une victoire morale et politique : Pascal Lamy, l’apôtre du libre-échange, reconnait la légitimité du concept de « patriotisme économique ».
[1] Le Point.fr, 20 octobre 2012
[2] Rapports aux premiers ministres : «Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale» (2003) et «A armes égales» (2005). Voir aussi Patriotisme économique, de la guerre à la paix économique, Ed. du Rocher (2005)

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