Le Figaro – Septembre 2003
Le débat sur l’intelligence économique est marqué en France depuis une dizaine d’années par une série d’erreurs qui ont fragilisé nos entreprises et entériné le déclin de notre influence dans le monde.
Première erreur : l’intelligence économique serait un « concept recouvrant toutes les formes de renseignement économique »[1]. Pas plus qu’elle n’est un concept, l’intelligence économique ne peut se résumer à de sulfureuses pratiques d’espionnage public et privé. La définir comme un concept a donné à ses nombreux commentateurs le loisir d’additionner les ratiocinations, couvrant souvent d’un verbiage anglo-saxon la vacuité de la réflexion française, notre passivité et nos complexes à l’égard de nos grands concurrents. L’assimiler à des méthodes d’espionnage l’a durablement marginalisée dans un pays où les métiers du renseignement n’ont hélas ni la noblesse ni l’attractivité qu’ils méritent.
L’intelligence économique n’est pas plus une méthode d’entreprise au service du seul secteur marchand : c’est une politique publique, adossée à un patriotisme économique, déclinée à l’aune de nos intérêts territoriaux, nationaux, européens ou mondiaux. Tous nos concurrents majeurs, sans exception, l’ont bien compris depuis longtemps et doivent leurs succès économiques et scientifiques à une stratégie globale mêlant intimement intérêts publics et privés.
Deuxième erreur : selon nos théoriciens les plus libéraux, le marché de l’offre et de la demande s’équilibrerait automatiquement par une « main invisible », selon l’expression célèbre de leur idole, Adam Smith…Voilà une illusion « pure et parfaite ». Le prix et la qualité des produits et des services ne conditionnent jamais totalement le succès des acteurs économiques.
L’influence des Etats, la force de nouveaux acteurs, tantôt manipulés, tantôt indépendants, comme les ONG, les fondations ou les associations, le développement aussi des méthodes illégales, comme l’intrusion dans les réseaux informatiques, certains monopoles enfin dans les métiers de l’audit, de l’expertise, de l’assurance, de la normalisation ou de la certification, règlent aujourd’hui bien plus le fonctionnement du marché, à tout le moins dans les domaines jugés stratégiques par les Etats. C’est vrai dans le secteur de l’énergie quand une ONG cible ses attaques médiatiques sur notre industrie nucléaire civile ; dans celui de l’armement quand nos constructeurs aéronautiques font l’objet en Europe et en Asie, d’invraisemblables opérations de déstabilisation.
Voilà le paradoxe de notre pays : profondément étatiste, il est pétri d’une vision libérale et obsolète des relations économiques internationales.
Troisième erreur : une politique publique d’intelligence économique, générerait nécessairement une bureaucratie, des réglementations et des dépenses publiques. C’est exactement l’inverse de mes préconisations, qui reposent sur la mise en réseau des acteurs et la définition des lieux et des procédures de convergences d’intérêts entre les secteurs public et privé ; sur la pacification en quelque sorte de leurs relations au service du bien commun : la préservation de notre capacité de choix (notre souveraineté), l’amélioration de la compétitivité de nos entreprises (nos emplois), l’accroissement de notre influence dans le monde (notre destin). Nul besoin pour cela d’une architecture compliquée : un Conseil réunissant autour du premier ministre, deux ou trois fois par an, une dizaine de nos grands industriels et scientifiques soulignant les enjeux fondamentaux ; une structure politico-administrative, à caractère interministériel, définissant et actualisant le périmètre de nos intérêts majeurs, coordonnant les administrations publiques compétentes, fournissant aux entreprises l’information et les réseaux utiles, identifiant et mobilisant les acteurs de notre influence.
Quatrième erreur : l’intelligence économique devrait relever de la seule initiative des entreprises. Ce n’est pas ce que j’ai compris de mes 360 auditions. J’ai pu mesurer les efforts de nos entreprises en ce domaine ; ils sont disparates, désordonnés, empreints parfois de maladresses, de naïvetés et d’incompréhensions du monde tel qu’il a évolué depuis vingt ans. Ils existent faute de mieux, et ont un besoin urgent d’être soutenus. Doit-on se résoudre à la disparition de pans entiers de notre industrie ? Doit-on nécessairement se soumettre à des processus de création des normes internationales qui nous contraignent, alors qu’elles soutiennent simultanément les pays et les entreprises qui les ont préparées ; qui ont anticipé leur contournement ?
La France, l’Europe ne sont pas que des marchés. L’intérêt général d’une Nation n’est pas l’addition d’intérêts particuliers mais leur transformation en un destin collectif. Les Etats-Unis, l’Angleterre et bien d’autres nations libérales ont mieux compris que nous que l’Etat, seul, était en charge d’une vision globale et de la cohérence des choix. L’Etat, c’est la synthèse.
Notre pays atteindra sa maturité et son équilibre quand il tournera le dos aux illusions fantoches du tout-marché et du tout-Etat. Curieux avatar de l’intelligence économique, miroir de nos faiblesses passées, lecture du monde aujourd’hui, moteur, demain, de trois mariages et d’un enterrement : le mariage des administrations publiques entre elles, celui des secteurs public et privé, celui enfin de l’information et du renseignement. L’enterrement alors, sera celui des naïvetés françaises.
[1] Cf : la tribune de Pascal Salin, dans Le Figaro du 8 août 2003.

Laisser un commentaire