Le Figaro – janvier 2005
Curieux paysage que celui que nous présentent Pascal Salin et Bernard Zimmern dans Le Figaro d’hier ! Comme la Grande Catherine aurait fait traverser à ses visiteurs les « villages Potemkine » des nouvelles provinces russes, c’est une mondialisation de carton-pâte qu’ils nous proposent de contempler. Ils n’y voient qu’une agrégation de cercles vertueux tracés par des mains invisibles, dont seules les entreprises auraient le secret : leur Graal est l’effacement des Etats et de toute forme d’initiative publique !
Et de citer, pour l’un, l’exemple du développement des compagnies aériennes low cost, belle preuve d’aveuglement – et, pour l’autre, de fixer comme première règle que le secteur privé choisisse ses cibles, belle preuve de surdité !
J’invite Pascal Salin à visiter le « hub » d’Amsterdam qui fournit aux compagnies low cost les moyens techniques et logistiques de concurrencer les autres compagnies et à calculer la masse d’investissements publics qui ont permis son érection. J’invite Bernard Zimmern à reprendre le texte de présentation de l’Agence pour la promotion de l’innovation industrielle, telle qu’elle a été présentée par Jean-Louis Beffa : un des critères de détermination du soutien public est l’initiative des entreprises.
Il serait temps que les fossoyeurs de l’action publique sortent de leurs salles de cours et de leurs instituts, et partent à la découverte du monde réel ! Tous nos concurrents mettent l’argent et l’action publics au service des entreprises nationales. Les grandes industries américaines bénéficient ainsi d’un soutien sans faille de l’administration, parfois au mépris des règles internationales comme le montrent, par exemple, les mesures protectionnistes prises au lendemain des événements du 11 septembre, destinées à protéger l’acier américain sous prétexte de sécurité nationale. Que dire également du Small Business Act qui réserve une part de la commande publique aux PME-PMI ?
De nombreux marchés sont par nature stratégiques : la seule combinaison des qualités des produits et des services et leurs coûts ne suffisent plus à surmonter la concurrence. C’est le cas des marchés de l’aéronautique et du spatial, de l’énergie, de la pharmacie, de l’armement et, pour une part, des technologies de l’information. C’est l’appui politique et financier des Etats, leur capacité à mobiliser des réseaux qui font la différence.
Je rejoins pourtant leur analyse sur un point : la création de l’Agence pour la promotion de l’innovation industrielle ne constitue pas, à elle seule, une politique. D’autres initiatives lancées ces derniers mois doivent également ressortir de cette même dynamique et être coordonnées. Je pense en premier lieu aux pôles de compétitivité autour desquels s’agrégeront les PME innovantes ou aux opérations d’intelligence territoriale développées par le ministère de l’Intérieur. Le fonds d’investissement pour les technologies stratégiques que je recommandais dans mon rapport au premier ministre[1], et qui est en cours de création, doit également, à mon sens, accompagner l’ensemble du dispositif.
Il faudra également changer nos façons collectives de travailler. Les privatisations, l’accélération de la mondialisation et des développements technologiques ont entraîné un certain affaiblissement de l’expertise de l’Etat dans les secteurs concernés comme celui des télécommunications. Il sera donc nécessaire, au sein de l’Agence comme dans d’autres structures, de favoriser la mutualisation des expertises publiques et privées : aux entreprises, le contact avec les marchés et les technologies, à la puissance publique, l’identification de ce qui relève de l’intérêt général et l’engagement de la recherche publique.
Cette expertise croisée permettra de déterminer ce que j’appelle le « périmètre stratégique » des économies françaises et européennes. Si ce périmètre se fonde sur les technologies, l’environnement normatif, juridique, financier, commercial et les nouvelles pratiques de ces secteurs doivent également être étudiés, ainsi que l’orientation et l’action des nouveaux acteurs que sont les organisations internationales, les fondations et les ONG.
L’échec relatif du Concorde est notamment dû aux barrières administratives posées par les Etats-Unis empêchant une exploitation commerciale du supersonique, dans des conditions équilibrées. D’autres politiques sont également concernées comme celles de la recherche et de la formation. Le TGV, Airbus et Ariane doivent leur succès au travail des chercheurs, des ingénieurs, des ouvriers qualifiés, mais également des décideurs politiques et administratifs, qui ont su anticiper, très en amont, nos besoins de consommation et les nécessités stratégiques.
Enfin, il appartiendra au gouvernement de repenser la prospective publique. Il aura fallu dix ans à l’administration pour se saisir sérieusement du problème des délocalisations, identifié par un parlementaire dès 1993. Un de mes collègues a recensé près de 600 organismes rattachés au Premier ministre. Beaucoup d’entre eux sont censés éclairer la décision et l’action publique. Il est temps de faire travailler ensemble les organismes concernés et de faire bénéficier la nouvelle politique industrielle de leurs réflexions.
On peut noircir les pages des quotidiens et hanter les colloques à annoncer le déclin de la France. L’initiative du président de la République pour une nouvelle politique industrielle est vraiment salutaire.
[1] «Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale», La Documentation française, juillet 2003.

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