Mon Jaurès à moi

Avant-propos
Livre «Comment la gauche a kidnappé Jaurès» de Bernard CARAYON, (Ed. Privat)

Jaurès est l’enfant de mon pays. Sa maison, la Fédial, près de Castres, n’était guère éloignée de la nôtre, à Carbes, petite commune de hameaux dispersés : entre nous, quelques vallons, de longues plaines qui ne sont plus, depuis le remembrement des terres agricoles, traversées de haies. L’été y est souvent brûlant, et la sieste, sous le chant des cigales, ombragée de platanes ou de figuiers. C’est au fond du Tarn, traversé d’est en ouest par une rivière paresseuse, l’Agout, bordé au sud par la Montagne Noire qui tutoie l’Aude, qu’est né Jaurès et qu’il y a été élu, la première fois. Quelques vieilles propriétés, souvent austères, sont enfermées dans des parcs sombres. La maison de Jaurès avait été décrite, faussement, par ses adversaires, comme un château : elle était en réalité modeste, massive, couverte de tuiles romaines. Elle sera son havre d’enfant, son refuge d’adolescent.

Dans ma famille, il n’était guère aimé. On lui avait préféré le candidat des conservateurs, Solages, allié aux Reille et au maréchal Soult. Mon père, né en 1907, m’a plutôt éduqué dans l’admiration de Clemenceau, « un homme d’État quand Jaurès n’était qu’un homme politique ». Il se souvenait de l’affiche de mobilisation, collée durant l’été 1914 sur la porte de l’écurie. Il ne revit pratiquement plus son père qui, gazé quelque part dans la Somme, ne survécut pas longtemps à la guerre. Jaurès était, chez nous, l’homme des illusions de la paix quand le patriotisme commandait la revanche par la guerre. 

Et comme dans toutes les familles éprouvées par un deuil, on ne pouvait comprendre celui qui avait refusé le combat.

Mon père était aussi un érudit : il avait lu la plupart des ouvrages de Jaurès, mais aimait à rappeler le mot de Clemenceau : « Je n’ai jamais connu un homme qui ait dit si peu de choses en autant de mots. »

C’est lui qui m’a fait lire les pages savoureuses d’Anatole France consacrées au tribun, dépeint dans Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue sous les traits de Jéronimo.

Rendons pourtant à Jaurès l’hommage qu’il mérite : il appartenait à cette génération d’hommes politiques qui avait lu, savait écrire et parler, quand la mienne, qui a souvent peu appris, a prouvé qu’elle savait à peine compter.

Élu député en 1993, j’ai souvent pensé à Jaurès dans l’hémicycle. Je l’imaginais vitupérant et suant, le doigt tendu vers le plafond de ce théâtre antique, avant de se rasseoir, épuisé, sous les quolibets et les vivats.

Je n’ai jamais admiré Blum et Mendès France, références obligées de la gauche. Le premier nous avait désarmés dans la montée des périls sans assumer pleinement ses convictions face à Franco. Le second m’est toujours apparu comme une fausse valeur, l’homme de l’abandon de l’Indochine et du refus de la Ve République, bâtie sur une Constitution qui mit un terme aux impuissances et palinodies de la IVe. Mais j’ai toujours éprouvé une certaine tendresse pour Jaurès : brillant disciple de Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École normale, il était le « Petit Chose » de la politique, dans le Tarn et surtout à Paris, et non ce « grossier maquignon du Midi » que décrivait Charles Péguy.

Le vrai drame – sentimental – de sa vie se noua tout près de chez moi quand il fut écarté de l’amour d’une jeune fille par des parents sans considération pour sa famille. Son mariage, quelque temps plus tard, avec la fille d’un marchand de fromages apparaît comme un arrangement ou un lot de consolation. Blessé dans son amour propre, comme le fut Marx dans ses relations avec sa belle-famille, les Westphalen, issus de l’aristocratie rhénane, Jaurès devint un « exclu » de la « bonne société tarnaise » et le demeura encore lorsque, à Paris, son statut de parlementaire et sa notoriété lui permirent de fréquenter les salons littéraires.

Et puis je me disais qu’un socialiste qui récite auprès du lit de mort de sa mère la prière – en latin – des agonisants ne pouvait être un mauvais homme !

Je suis donc parti à sa recherche, profitant du loisir que m’ont laissé, malgré moi, les électeurs de mon ancienne circonscription. Baudelaire invoquait « le droit pour chacun aux contradictions » ; ce droit, je l’invoque à mon tour ! Je suis un homme de droite qui aime Jaurès.

Un Jaurès que ses héritiers politiques – je n’ose écrire « spirituels », tant ils sont peu nombreux ! – ont allègrement trahi tout en continuant à le fleurir, à date fixe, au pied de sa statue, à Castres et à Carmaux.

J’aime la gauche républicaine et patriote qu’il incarna jusqu’à sa mort, dans l’innocence. Et dans ma vie d’élu, j’ai parfois partagé avec ses vrais disciples le bonheur de n’être pas l’homme d’une seule rive.

Le climat du Tarn y est sans doute pour quelque chose. Chez nous, on s’attache plus souvent à l’homme qu’à son étiquette, même si depuis une vingtaine d’années ces fidélités de terroir s’estompent sous l’effet des grandes migrations et des bouleversements du monde.

Jaurès s’est nourri de ses contradictions : laïc mais pieux, socialiste mais déférent à l’égard du talent de l’entrepreneur, humaniste et défenseur de la colonisation, pacifiste et père de l’«armée nouvelle», défiant à l’égard des «cosmopolites» – selon l’expression de l’époque – avant d’être dreyfusard.

Car il n’est l’homme ni d’une seule idée, ni d’un seul livre.

L’argent, pas plus que les futilités de son temps, n’était son affaire : il n’était pas d’une gauche creuse à la Noah. Le plus mauvais service que lui ait rendu une République déracinée par l’idéologie fut de transporter et de déposer ses cendres au Panthéon, sinistre temple laïc, lui qui aimait tant les petits cimetières avec leurs croix dressées vers le ciel, le gravier qui crisse sous les pas, le vent d’autan qui souffle ses malédictions du pays cathare.

J’ai la faiblesse de penser qu’issu et élu des mêmes terres, mon regard sera différent de ceux qui ont parcouru sa vie sans partager charnellement certaines de ses racines.

Mort avant la guerre, il eut la gloire sans combattre : on ne lui donna pas d’autre choix ! Adulé et détesté de son vivant, Jaurès, tout comme de Gaulle, rassemble depuis longtemps, dans un même culte parfois un peu ridicule, les hommes de bonne foi et ceux qui n’en ont aucune.

L’année où l’on commémore le centenaire de son assassinat, je ne puis laisser aux seuls voleurs de l’espérance humaine, nos socialistes, qui ne connaissent plus notre héritage, ni le peuple, ni la terre avec ses morts et son histoire, le soin de réciter leur vulgate, aussi fausse que de circonstance.

Alors Jaurès, je te salue, car je ne crois aussi, comme Pascal, qu’aux témoins qui se font égorger.

Seule la presse « de droite » – à l’exception notable de la Dépêche du Midi – s’est fait l’écho de mon livre. Je n’ai jamais rendu publique la lettre – élogieuse – que m’a adressée Claude Bartolone, président (PS) de l’Assemblée nationale, mais qu’il soit remercié de son esprit républicain.

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