L’intelligence économique : le dessin du destin ?

Revue des Deux Mondes  – Avril 2005


Les variations du déclin de la France sont anciennes, enracinées et traversent toutes les opinions et catégories sociales. Elles ont laminé, depuis quelques années, la réflexion sur la puissance, en France comme en Europe. Une réflexion parfois jugée inconvenante, à tout le moins incongrue et le plus souvent datée des convulsions d’une époque révolue. Il faut reconnaître qu’il n’y a point de puissance dans les collectivités qui ignorent leur identité, étrangères au célèbre « vouloir vivre collectif » décrit par Renan à la Sorbonne, privées de l’appétit de l’émancipation. L’Europe doit « décoloniser » ses esprits !

Curieusement, alors que certaines élites donnent le sentiment de cultiver le « à quoi bon ? ! » de Paul Valéry, une discipline nouvelle, volontariste, s’est imposée dans le paysage public français : l’intelligence économique qui, depuis le rapport Martre[1], avait connu quelques avatars – : tantôt comprise dans son acception anglo-saxonne, le renseignement, tantôt comme une méthode de veille concurrentielle -, l’intelligence économique avait navigué durant dix ans entre la barbouzerie d’officine et l’outil, somme toute d’une grande banalité, au service des seules entreprises, de la maîtrise de l’information stratégique.

A la différence de tous leurs concurrents, les Français, en confondant la fin et les moyens, avaient oublié que le monde avait changé ; que les ressorts de la vie commerciale s’éloignaient de l’analyse libérale dominante selon laquelle on conquiert les marchés par les seules vertus du prix et de la qualité des produits et services. Qu’il existait des marchés stratégiques dont la maîtrise n’était pas seulement un enjeu d’entreprises mais d’Etats-nations ; que ces marchés n’étaient pas non plus seulement créateurs de richesse et d’emplois mais précisément de puissance et d’influence. Bref, on avait oublié, et ce n’est pas le moindre des paradoxes pur un vieux pays social-démocrate, qu’il existait une… économie politique !

En moins de vingt ans, le monde s’est liquéfié, complexifié. Hommes, capitaux, marchandises, informations, idées et savoirs circulent désormais librement. Temps et distances sont abolis. Dans le monde idéal promis par les chantres de l’autorégulation et les disciples de l’école de la « main invisible » d’Adam Smith, ces avancées auraient dû entraîner la fin des inégalités par la valeur partagée, la paix entre les peuples et la disparition des Etats, formes obsolètes du pouvoir ! En face, anti puis altermondialistes ont rêvé d’un système différent, dénoncé la concertation internationale des puissants pour mieux asservir les faibles et asseoir une domination désormais planétaire, brutale, au service du seul profit.

Profit qui libère ou projet qui asservit ? Difficile de se glisser entre ces deux écoles de pensée et de croire en une « troisième voie » ! Et pourtant, les Etats occidentaux sont de facto leurs propres compétiteurs, premiers fournisseurs et premiers clients. Le supposé grand partage organisé, des riches au détriment des pauvres, n’a jamais été en réalité qu’un champ de bataille : mercantilisme, bullionisme et guerres commerciales traversent notre histoire politique et économique.

Car les alliés politiques se livrent, même en temps de paix, à la guerre économique. La concurrence pure et parfaite se révèle souvent, en tout cas pour les marchés qui ont du « sens », une vue de l’esprit. L’influence des Etats, la force du nouveaux acteurs, tantôt manipulés, tantôt indépendants, comme les ONG et les associations, le développement aussi de méthodes illégales, sophistiquées comme l’intrusion dans les réseaux informatiques, certains monopoles enfin dans les métiers stratégiques, de l’audit, de l’expertise, du courtage d’assurance, de la normalisation ou de la certification, règlent aujourd’hui le fonctionnement de marchés que les Etats ont identifiés comme majeurs. Qu’ils défendent bec et ongles et promeuvent par tous les moyens. On fait la guerre pour l’énergie : guerre médiatique d’une ONG contre notre industrie nucléaire civile ; guerre encore pour la maîtrise des champs pétrolifères au Moyen-Orient. Invraisemblable déstabilisation de notre industrie aéronautique militaire en Corée du Sud… Autant d’exemples qui forment le paradigme de la guerre économique, souligné dès 1971 par Bernard Esambert.

La globalisation des échanges ne signifie pas pour autant l’harmonisation automatique des modes de vie et de pensée : les thuriféraires de la fin de l’Histoire s’en sont enfin rendus compte ! Les appels à une gouvernance mondiale, l’éveil d’une société civile internationale montrent que les Etats-nations n’ont plus le monopole de la régulation des relations internationales. Plus qu’une mise au pas des Etats, ce phénomène démontre que désormais la mesure de l’utilité économique et sociale des choix publics n’est plus leur seul critère. Mais aussi concurrencés soient-ils, les Etats-nations n’ont rien perdu de leur sens ni de leur légitimité. 

Les menaces contemporaines ont en effet surgi de la clandestinité : terrorisme, prolifération nucléaire, criminalité financière, guerre économique, autant de défis longtemps insoupçonnés. Dans un contexte auxquels ils se sont inégalement préparés, les Etats conservent leur rôle de guides, voire d’architectes, au service des nations et des entreprises.

Pour tous, l’exacerbation de la compétition internationale transforme en outre les informations stratégiques en enjeux cruciaux de la guerre économique, alors même que les technologies de l’information et de la communication, devenues le cœur de l’économie du savoir, comportent des failles rendant vulnérables leurs usagers.

Le futurologue américain Alvin Toeffler souligne les nouvelles stratégies de puissance. L’Histoire du monde se structure en trois vagues et nous appartenons désormais à la troisième[2], où l’information est devenue la ressource stratégique, centre des enjeux et des luttes de pouvoir. La société de l’information (et bientôt de la connaissance, c’est-à-dire des capacités de traitement et d’analyse), organise sa circulation, détient le pouvoir ; le faible, s’il conserve sa liberté d’initiative, peut déstabiliser le fort. A tout le moins, le cantonner. Version civile de la dissuasion du faible au fort… Or nos principaux compétiteurs, anglo-saxons en particulier, l’ont bien compris. Dans ce climat où tous les coups sont permis, c’est l’anticipation et l’action qui sont valorisées, non plus la réaction.

La société de l’information n’est pas une idée creuse. C’est par angélisme que certains considèrent l’information comme une valeur immatérielle partagée par tous.

La société de l’information ne saurait pour autant devenir un nouveau support idéologique. Internet, la communication, l’information à outrance reposent sur un triple fantasme : autonomie, contrôle et vitesse, d’après Dominique Wolton. Pour combler le vide idéologique ouvert à l’issue de la confrontation des deux anciens mondes, le nivellement démocratique par la société de l’information serait l’antidote à la dépression du nouveau désordre mondial, une « utopie de remplacement » selon Armand Mattelart.

Pourtant, dans ce contexte de guerre économique, il devient difficile d’occulter ce paradoxe : aux vertus thaumaturgiques de la société de l’information s’opposent les luttes pour le contrôle des dispositifs communicationnels (la guerre électronique), la main-mise sur l’élaboration des normes, et les problématiques de guerres de l’information, ou infoguerres.

Résurgences cycliques d’une fin de l’Histoire, complexité des enjeux, multiplicité des acteurs, la clé d’une meilleure appréhension des enjeux contemporains se trouve dans l’intelligence économique. Pour le philosophe Edgar Morin, l’intelligence est la capacité à s’aventurer stratégiquement dans l’incertain.

L’intelligence économique en France, par ce jeu de mot multilingue, a su prendre la mesure de ce double enjeu : l’information comme moyen et une véritable stratégie nationale, un jour, européenne, comme fin.

Mon rapport[3] avait, en son temps, rompu avec les vieux démons de l’intelligence économique, tantôt sulfureuse, tantôt simpliste, et tiré les leçons de l’observation de nos grands concurrents et du succès des méthodes qu’ils ont retenues : MITI au Japon, Advocacy Center au Etats-Unis, American Presence Posts, fonds d’investissement à vocation duale comme In-Q-Tel, le fonds de la CIA, développent autant de « forces de projection » redoutables à l’international, au service des entreprises nationales.

L’intelligence économique s’adosse à une culture politique volontariste. Offensive même. Aux niveaux stratégique et tactique, elle fournit une grille de lecture pertinente : échiquiers visibles et invisibles, jeux d’acteurs, moyens dont ils disposent. Au plan opérationnel, elle met à disposition une « boîte à outils » à l’instar des techniques de veille, de lobbying ou d’influence.

Pour autant, la force de l’intelligence économique ne réside pas tant dans la nouveauté et la pertinence de l’approche que dans les enjeux qu’elle soulève, l’état d’esprit qu’elle éveille.

Volonté d’abord. Les principes de l’économie politique doivent faire de l’intelligence économique une véritable politique publique au service de la stratégie de puissance des Etats car, par sa vocation opérationnelle, elle est l’affaire de tous : Etats, entreprises et citoyens. Pas d’intelligence économique collective sans solidarité personnelle d’intérêt et d’affection avec la communauté nationale et ses alliances. L’intelligence économique n’apparaît donc pas comme un métier ou une fonction parallèle aux autres métiers ou fonctions de l’entreprise, mais bien comme une politique voulue par le dirigeant, portée et déclinée par tous à travers une culture partagée, métissée, une organisation moins hiérarchique fondée sur des réseaux, des méthodes et des outils. Les logiques qui opposaient dans les discours des premières années de la mondialisation les intérêts des Etats et le soutien aux entreprises sont obsolètes. Les intérêts sont au contraire intimement liés.

La maîtrise des ressources stratégiques de la société de l’information répond au premier chef à une double dynamique : nécessité et volonté. Nécessité d’un tri face à l’explosion des accès et des sources d’informations. Ce n’est pas tant en réalité l’exhaustivité qui prime que la puissance de l’analyse, ce qui rappelle avec force que le facteur humain est loin de s’évanouir.

Aujourd’hui encore, l’intelligence économique n’occupe pas en France la place qu’elle mérite : celle qu’elle occupe précisément dans les grands pays occidentaux… Les Français pêchent depuis longtemps par naïveté. Autant ils sont interventionnistes dans la définition des règles qui régissent l’économie interne, autant ils sont libéraux et naïfs lorsqu’ils analysent les ressorts de l’économie internationale. Chez les Anglo-saxons, c’est exactement l’inverse : interventionnistes à l’extérieur, libéraux à l’intérieur.

Le retard de notre pays s’explique ainsi essentiellement par les cloisonnements entre la sphère publique et la sphère privée, mais également par les antagonismes traditionnels que l’on observe entre les administrations publiques françaises. Face à ces traditionnelles relations de défiance, l’intelligence économique va contribuer à définir des modes de convergence d’intérêts autour de grands enjeux clairement identifiés, à établir des passerelles entre le monde public et le monde privé.

Les Français ne cultivent pas suffisamment le réalisme (le patriotisme ?) de leurs principaux concurrents pour lesquels il est aussi naturel qu’une respiration de défendre toutes les formes de souveraineté et de progrès de leurs pays respectifs. Un réalisme qui aurait dû nous conduire à passer de la fascination à l’imitation, ou du voyeurisme à l’action… et à définir bien plus tôt une véritable politique publique d’intelligence économique.

De celle-ci nous pouvons attendre des gains de compétitivité et des parts de marché, la protection de notre patrimoine scientifique et industriel, une influence renouvelée dans le monde auprès notamment de tous ceux qui ne peuvent se résoudre à dépendre d’un fournisseur exclusif, mais aussi, dans les organisations internationales, auprès de ceux qui pourraient se désoler du contournement ou du refus des règles du droit international : hier celles de Kyoto, et de l’ONU, et demain, plus qu’hier peut-être, celles de l’OMC.

Le France, l’Europe, le monde ne sont pas que des marchés. L’intérêt général d’une nation n’est pas l’addition d’intérêts particuliers mais leur transformation en un destin collectif. Les Etats-Unis, l’Angleterre et bien d’autres nations libérales ont mieux compris que nous que l’Etat, seul, était en charge d’une vision globale et de la cohérence des choix. L’Etat, c’est la synthèse.

Notre pays atteindra sa maturité et son équilibre quand il tournera le dos aux illusions du tout-marché et du tout-Etat et quand ceux qui « lisent » le monde, comme on « lisait » les étoiles du ciel au XVIe siècle, feront la différence entre astronomie et astrologie. Curieux avatar de l’intelligence économique, miroir de nos faiblesses passées, lecture du monde aujourd’hui, moteur, demain, chez nous, de trois mariages et d’un enterrement : le mariage des administrations publiques entre elles, celui des secteurs public et privé, celui enfin de l’information et du renseignement. L’enterrement, alors, sera celui des naïvetés françaises.


[1] Intelligence économique et stratégie des entreprises, Commissariat général du Plan, 1994.

[2] Cf. une bibliographie non exhaustive mais évocatrice : les Nouveaux pouvoirs, Fayard, 1991 ; Guerre et contre-guerre, survivre à l’aube du XXIe siècle, Fayard, 1994 ; Créer une nouvelle civilisation : la politique de la troisième vague, Fayard, 1995.

[3] Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, paru à La Documentation française, 2003.

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