Les risques d’un impôt européen

Le Figaro  – Juin 1994


L’évolution de l’opinion, au cours de la campagne pour le référendum sur le traité de Maastricht, a montré la nécessité d’éclairer nos citoyens sur certaines faiblesses de la construction européenne. Les prochaines élections européennes devraient fournir une occasion de poursuivre cet indispensable effort d’explication. (…)

Ainsi, les dépenses du budget européen (politique agricole commune, aides structurelles) sont désormais sorties de l’ombre, même si leur présentation dans le budget français mérite d’être améliorée. Les débats organisés au Parlement ont également souligné les fraudes et les gaspillages considérables qui affectent les dépenses communautaires.

Le volet « recettes » du budget européen demeure en revanche, pour beaucoup, d’une opacité et d’une technicité insurmontables, alors qu’il conditionne l’ensemble de la politique budgétaire européenne : comme le budget européen doit être adopté en équilibre, les plafonds de recettes fixés imposent des plafonds de dépenses. Plafonds qui de toute façon ne sont que prévisionnels et comme tels voués à évoluer.

Sait-on ainsi que la France versera cette année près de 91 milliards de francs à ce budget, dont elle est le deuxième contributeur net ? Se doute-t-on que ce budget s’élève à 460 milliards de francs et atteindra, en 1999, 550 milliards, soit une progression de 20 % en termes réels en six ans ? Comment expliquer que le Français et l’Allemand versent chacun 1 500 francs par an à l’Europe, contre 950 francs pour le Britannique ?

Ces chiffres surprenants sont le produit de la véritable usine à gaz qu’est devenu le système de financement des Communautés. En effet, celles-ci disposent aujourd’hui de quatre ressources que l’on peut regrouper en deux grandes catégories : ressources résultant des politiques communes de l’Europe en matière agricole (prélèvements sur les importations) et commerciale (droits de douane) d’une part, contributions des Etats membres assises sur la TVA et sur le PNB, d’autre part.

Cette contribution relativement simple se traduit dans la pratique par des calculs extrêmement complexes, car elle a subi les aménagements obtenus au fil des ans par différents Etats membres :

– les Etats dont la TVA représente une part importante du PNB bénéficient d’une réduction sur l’assiette de cette contribution :

– le Royaume-Uni profite depuis 1984 d’une compensation, pudiquement dénommée « correction » ; rappelons seulement l’entêtement de Mme Thatcher qui martelait régulièrement sa célèbre revendication : « I want my money back ». Les autres Etats membres doivent naturellement payer pour cette compensation. 

Or l’Allemagne ne finance que les deux tiers de sa charge supplémentaire, le tiers restant s’ajoutant de ce fait à la part que les autres supportent déjà par ailleurs.

Le système actuel n’est donc pas satisfaisant. Mais il faut lui reconnaître le mérite de laisser aux seuls parlementaires nationaux, qui votent l’impôt, le soin de transférer des moyens financiers à l’Union européenne. Ce verrou est d’autant plus essentiel, que l’irresponsabilité du Parlement européen n’est plus à prouver lorsqu’il participe à la fixation des dépenses communautaires, privilégiant des programmes d’action, ou des aides extérieures contestables par rapport à la politique agricole commune, pourtant vitale pour notre économie.

Précisément, le Parlement européen, élu en 1989 dans une période d’« europtimisme », et dont la représentativité est d’autant plus fragile que son mandat expire en juin prochain, propose une réforme du système de financement de l’Union destinée, selon lui, à clarifier les responsabilités dans ce domaine. Il suggère, à cette fin, d’instaurer un impôt européen, au motif qu’un Parlement réellement responsable doit fixer les recettes destinées à couvrir les dépenses qu’il décide par ailleurs. Cet impôt prendrait la forme d’un pourcentage de TVA (environ 2 %) distinct de la TVA nationale.

Cette augmentation, théoriquement séduisante, doit être vigoureusement combattue.

L’impôt européen n’entraînera ni responsabilisation ni transparence. L’exemple de la fiscalité locale montre que le contribuable ne fait pas la différence entre les niveaux de collectivités territoriales prélevant l’impôt. C’est l’Etat qui est considéré comme responsable, en dernier ressort, de l’évolution globale des prélèvements obligatoires. Ainsi, les dérives probables d’un éventuel impôt européen ne seraient certainement pas imputées aux institutions communautaires, mais aux Parlements et aux gouvernements des Etats membres.

Au demeurant, il est légitime de s’interroger sur le principe même de responsabilité du Parlement européen, tant que son mode d’élection continuera, pour l’essentiel, de se fonder sur la représentation proportionnelle. L’instauration d’un impôt signifierait donc une dilution des responsabilités, d’autant plus dommageable que l’Union pourra agir à l’abri des Etats.

Malgré toutes les assurances que l’on ne manque pas déjà de nous fournir à ce sujet, ce nouvel impôt se traduira inéluctablement par une augmentation de la pression fiscale. Un nouvel impôt se superpose toujours aux autres, et il est illusoire de croire que son introduction permettra de diminuer le volume des autres impôts. Le principe de subsidiarité et les transferts de compétences seront censés assurer un transfert de charges des budgets nationaux vers le budget européen.

Tout permet cependant de craindre que cette belle mécanique ne s’appliquera pas dans les faits, comme l’a montré l’exemple de la décentralisation : on voit mal par quel miracle ce qui a soulevé des problèmes dans un seul pays pourrait fonctionner à l’échelon communautaire…

Les difficultés techniques de mise en place d’un tel impôt ne doivent pas être sous-estimées – au point que la Commission européenne, dans ses propositions sur le financement des Communautés pour la période 1993-1997, avait suggéré d’en repousser la création. De fait aucun impôt direct ne comporte d’assiette commune aux Etats membres. Même la base TVA n’est pas encore réellement harmonisée. Quant à la création d’un prélèvement sur les émissions de dioxyde de carbone et sur l’énergie, l’Assemblée nationale a manifesté son opposition à cette « écotaxe » dans une résolution adoptée dès juillet 1993.

Enfin, un impôt européen ne manquerait pas de se heurter aux règles constitutionnelles nationales. La décision du tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe sur le traité de Maastricht incite à douter fortement de la conformité d’une compétence fiscale supranationale au regard de la Loi fondamentale allemande. De même l’article XIV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne paraît pas compatible avec un tel transfert de souveraineté.

Au demeurant, est-ce le bon moment pour proposer ni un tel impôt européen ? Ce n’est pas ainsi que l’on contribuera à réduire le chômage et à donner une bonne image de l’Europe dans l’opinion. 

Si l’on veut enterrer l’idée européenne, on ne peut mieux faire.

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