Le scandale des avions ravitailleurs

Le Figaro – Mars 2010


En ne répondant pas à l’appel d’offres du Pentagone pour la fourniture d’avions ravitailleurs, le groupe européen EADS souligne que les dés étaient pipés. Dans cette affaire, les Européens auront enduré, avec stoïcisme, toutes les avanies des Américains : corruption de hauts fonctionnaires du Pentagone, en charge du marché pour l’US Air Force ; choix initial du Boeing, l’avion le moins bon ; remise en cause très politique par le GAO, la Cour des comptes américaine, de la décision finale de l’armée de l’air en faveur de l’Airbus ; enfin, lâchage du partenaire d’EADS, Northrop Grumman, chargé du lobbying auprès du Congrès et de l’Administration fédérale ; un lâchage qu’on interprète comme l’assurance pour ce groupe d’obtenir d’importantes compensations. 

Les Européens ne sont ni les premiers ni les derniers à être les victimes des distorsions de concurrence organisées par les apôtres du libéralisme. On sait depuis longtemps combien les États-Unis se sont organisés pour assurer dans les secteurs stratégiques non pas seulement une supériorité technique mais une suprématie politique. Les Américains soumettent à leur  « sécurité nationale » toutes les règles du commerce, voire leurs traditions d’amitié : 

– création de l’Advocacy Center, agence destinée à fournir à leurs seules entreprises des informations opportunes pour gagner des marchés mondiaux, 

– rachat dans le monde entier par In-Q-Tel, le fonds de la CIA, des pépites technologiques de l’information et de la communication, 

– mise en place des American Presence Posts auprès des ambassadeurs pour identifier dans les « pays amis » les opportunités de rachat, organisation à travers le réseau d’anciens chefs d’entreprise (BENS) et les services de renseignement d’un « accompagnement » de leurs entreprises sur les marchés mondiaux, 

– contrôle des investissements étrangers sans base juridique et dans un secret absolu par le Committee on Foreign Investments of the Uniteds States, alignement de certains grands fonds sur les besoins stratégiques du pays ; 

– les institutions européennes viennent même de transposer en droit communautaire le système des opérateurs économiques agréés, inspiré des normes américaines, qui soumettent les sociétés exportatrices aux États-Unis à des mesures extrêmement coûteuses de sûreté : les douanes américaines font la loi partout dans le monde. Là-bas, le patriotisme économique est assumé, organisé, soutenu par tous. Récemment, Susan Schwab, en charge des négociations américaines avec l’OMC, est entrée au Board de Boeing : c’est elle qui avait traité le dossier des aides à l’aéronautique et participé à la remise en cause de l’accord de 1992. Mais c’est un ancien ministre français de l’Industrie et du Commerce extérieur, qui est le président de Boeing en France ; c’est la Cour des comptes, qui, constatant la dérive des coûts de l’A400M, regrette que la France n’ait pas retenu une option étrangère… qui n’existe pas. 

Peut-on jouer avec les tricheurs ? Le système américain, en particulier sur les marchés stratégiques, se referme sur lui-même ; avec la crise économique, les ressources fédérales se sont atrophiées. Le président Obama, dans lequel les opinions publiques avaient trouvé un modèle d’ouverture, n’a pour l’Europe qu’une considération limitée. L’Europe n’oppose d’ailleurs aux démonstrations systématiques de la préférence américaine que des protestations polies et humiliées. 

En France comme en Europe, nous payons cash l’absence de politique industrielle et de diplomatie économique concertée : Mittal, dont les beaux esprits, au moment de son OPA sur Arcelor, soulignait ses racines européennes (un siège social au Luxembourg, un PDG domicilié à Londres et la fille mariée à Versailles), fait supporter aux Européens la moitié de ses suppressions d’effectifs dans le monde. Renault, dont l’État détient 15 % du capital, produit deux fois plus de voitures à l’étranger que Peugeot, où l’État n’est pas actionnaire. 

Les Européens, à l’exception de Nicolas Sarkozy, ne savent ni défendre ni promouvoir leurs intérêts industriels ; ils n’ont pas pris la peine d’identifier les secteurs stratégiques où les concours publics doivent s’exercer sans complexe, à l’abri des logiques comptables portées par nos technocraties. L’Europe a eu le goût, pourtant, de l’aventure industrielle et celle-ci s’est exprimée à travers la création d’EADS. Un géant que l’Europe n’aide pas en matière de politique de concurrence, de politique de recherche ni de politique monétaire et fiscale. On peut même se demander si les Européens aiment l’Europe lorsque plusieurs États de l’Union financent le programme américain d’avions de combat JSF aux dépens du meilleur avion de combat au monde : le Rafale. Il est temps que les gouvernements européens imposent à la Commission l’abandon d’une politique irréaliste de la concurrence qui fait de notre territoire, – le seul au monde -, qui soit aussi ouvert et offert. 

Naturellement, ce « marché du siècle » a été confié à Boeing.« Sic transit gloria mundi ».

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