La droite peut-elle aimer Jaurès ?

Interview Le Figaro magazine  –  Juin 2014


A l’évidence, le centenaire de Jaurès n’est pas la seule raison d’être de votre ouvrage ?

En cette année de commémoration de son assassinat, on ne pouvait pas, en effet, laisser aux seuls voleurs de l’espérance humaine, nos socialistes, qui ne connaissent plus notre héritage ni le peuple ni la terre avec ses morts et son histoire, le soin de réciter leur vulgate, aussi fausse que de circonstance. Transformé en icône par ses héritiers, Jaurès ne se retrouverait pas dans la gauche bobo libertaire qu’est devenu le PS. Il n’était pas de cette gauche creuse à la Yannick Noah. L’argent, pas plus que les futilités, n’étaient son affaire. Il appartenait à cette génération d’hommes politiques qui avait lu, qui savait écrire et parler. Député du Tarn à trois reprises, j’ai souvent pensé à lui dans l’hémicycle. Je l’imaginais suant et vitupérant, l’index tendu vers le plafond de ce théâtre antique. Jaurès est l’enfant de mon pays. Sa maison, près de Castres, était proche de celle de ma famille, qui n’a jamais voté pour lui. Mais le « droit aux contradictions » de Baudelaire, je l’assume à mon tour : je suis un homme de droite qui aime Jaurès. Un Jaurès laïc mais pieux : un socialiste qui récite en latin la prière des agonisants au chevet de sa mère mourante ne saurait être un mauvais homme ! Socialiste, donc, mais déférent à l’égard de l’entrepreneur, humaniste et défenseur de la colonisation, pacifiste et père de l’« Armée nouvelle », respectueux des gens simples, ceux qui n’intéressent plus le PS. Le plus mauvais service que lui ait rendu une République déracinée par l’idéologie fut de transférer ses cendres au Panthéon : ce sinistre temple laïc, lui qui aimait tant les petits cimetières avec leurs croix dressées vers le ciel…

Quel portrait feriez-vous de personnage ?

C’est en apparence un personnage rustique : négligé, gourmand, paillard, et pourtant timide et maladroit avec les femmes. Il a essayé – en vain – de se marier avec la fille d’un châtelain voisin, puis d’un banquier toulousain. Le voyant humilié, sa mère a pris le relais et l’a introduit dans la bourgeoisie albigeoise, où une châtelaine qui excelle à jouer les marieuses va lui présenter la jeune Louise Bois. Elle a 17 ans, elle est ronde et docile, fille d’un marchand de fromages doté d’une belle propriété. Un profil rassurant ! La lettre que Jaurès écrit à sa «marieuse» traduit ses complexes : il lui promet une photo de lui en prenant la précaution de préciser que s’il a « l’air trop méchant, c’est la faute du photographe » ! Devenu député à 27 ans, il gagne en respectabilité auprès des parents de la jeune fille, qui n’avaient guère montré d’enthousiasme au début, et se marie à l’église… Et puis il y a l’autre Jaurès : le normalien, agrégé de philosophie, qui sera professeur, historien, journaliste. Il parle le patois avec les paysans et, à Paris, fréquente le salon littéraire de la marquise Arconati-Visconti, généreuse mécène progressiste. Son style est à l’image de la cuisine de nos terroirs : riche, lourd et « goûteux » !

Clemenceau ne s’est pas non plus privé d’ironiser : «Je n’ai jamais connu un homme qui ait dit si peu de choses en autant de mots !»…

Le trait est plaisant, mais il faut rendre à Jaurès l’hommage qu’il mérite. Si Clemenceau est un homme d’Etat, il est, lui, un intellectuel en politique : entier, imprévisible, insensible à la maçonnerie, il n’est jamais entré au gouvernement. Sa pensée est puissante, mais il n’a ni sauvé la France ni porté une des grandes lois de l’époque sur les associations, la séparation des Eglises et de l’Etat, la création de l’impôt sur le revenu. Il n’a proposé aucune réforme des institutions, à la différence, plus tard, de Mitterrand et de Tardieu, alors que le régime parlementaire se dissolvait dans les scandales et les crises ministérielles. Il est même partisan de la proportionnelle, l’ennemie des majorités claires. Il a d’étranges tolérances pour les anarchistes qui assassinent le président Sadi Carnot : dans le débat sur la loi réprimant le terrorisme, il dénonce « le lien de complicité morale entre le politicien coupable – c’est l’époque des “affaires” – et l’anarchiste révolté ». L’homme de gauche recherche toujours la cause sociale du crime pour l’absoudre. On peut donc éprouver de l’admiration pour l’intellectuel, plus animé de convictions que d’ambition, pour le patriote social, et le républicain intègre, mais éprouver aussi une certaine colère à l’encontre de ceux qui ont fait de cet être rabelaisien et paradoxal un saint laïc, encaustiqué d’éloges, lui qui n’était ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre.

En quoi a-t-il été « kidnappé » par la gauche ?

Il a tant écrit – et surtout – qu’il est la référence idéale de ceux qui ont besoin d’un dictionnaire des citations pour leurs discours et pour se donner une noblesse d’âme. Mais son héritage a été confisqué par la gauche et jalousement protégé par des gardiens du temple qui veillent au respect de l’orthodoxie, l’assassinant par là même une seconde fois, si l’on en juge par l’immense écart qui sépare les solides convictions du tribun et les vieilles lunes du PS, tiraillé entre son histoire et sa dérive bobo-libertaire.

C’est ainsi que, contre les partisans de la lutte des classes, Jaurès défend un système de retraite financé par le patronat et la nation, mais aussi par les prolétaires. Contre les laïcards, il affirme que « quiconque n’a pas une foi ou besoin d’une foi est une âme médiocre ». Son idéal de la famille traditionnelle – atypique déjà – l’aurait sans doute conduit de nos jours à ne pas stigmatiser les opposants au mariage pour tous. Chantre de la langue occitane, comme le prétendent certains ? Mensonge ! Il ne cède jamais au communautarisme, attaché qu’il est à la cohésion nationale forgée par la Révolution. Antipatrons ? Fadaise ! Il souligne les « misères du patronat » et son goût du risque. Apôtre du pacifisme ? Il rappelle dans l’Armée nouvelle que chaque citoyen a des devoirs militaires. Jaurès est attaché aux structures traditionnelles, car il sait que les individus sans racines, ni patrie, ni famille, ni spiritualité, sont dominés par le capitalisme.

Les chiens de garde baissent évidemment le ton lorsqu’on évoque son antisémitisme et son colonialisme, mais le haussent pour accuser la droite – c’est grotesque – de l’avoir assassiné ! Jaurès a été kidnappé afin de servir une cause militante, suffisamment manipulée pour en faire une arme de supériorité morale  sur une droite longtemps hostile à la colonisation et partagée sur l’antisémitisme. Un seul socialiste, le président de l’Assemblée nationale, a eu l’honnêteté de rappeler que « les socialistes ne sont pas propriétaires de Jaurès parce qu’il est avant tout l’héritage de la France, un visage de la France ».

Jaurès est donc antisémite…

Oui, hélas, et forcément. A l’époque, socialisme et antisémitisme – ce vice majeur – font trop bon ménage. Tous les socialistes sont dans le sillage de leurs maîtres penseurs, Marx et Engels. Proudhon dénonce « l’ennemi du genre humain », tandis que La Petite République dirigée par Jaurès s’en prend aux « Juifs rapaces ». Lors d’un voyage en Algérie en 1895, il relaie tous les clichés judéophobes, estimant que « les Juifs, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques accaparent (…) la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique ». L’historien socialiste Gilles Candar, spécialiste des gauches françaises, excuse aujourd’hui de tels propos, arguant du « surmenage » de leur auteur ! Et pourtant, trois ans après ce fameux voyage, Jaurès évoque encore une « race juive qui manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, de rapine, de mensonge, d’extorsion »… Qu’en disent nos modernes gardiens du temple ? Qu’il a été « ambigu » ! Ni le MRAP ni les partis de gauche n’ont songé à débaptiser avenues et collèges. Mitterrand le fleurira au Panthéon et Hollande ira chercher à Carmaux la bénédiction du saint…

Inutile de préciser que Jaurès sera longtemps convaincu de la culpabilité de Dreyfus, qui aurait échappé à la peine capitale « grâce à un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens ». Ce n’est qu’en 1898, après sa défaite électorale, qu’il révisera sa position. Volant la vedette à Zola, Jaurès fait son aggiornamento : Dreyfus n’est plus bourgeois ni juif ni officier, mais l’incarnation d’une « protestation aiguë contre l’ordre social »… Cela en fait-il pour autant le pur humaniste célébré par ses adorateurs ?

Et qu’en est-il de son colonialisme ?

Sur cette question, encore, la gauche est des plus discrètes. Son colonialisme ne traduit pas seulement son époque, comme elle prétend, mais une logique : celle de la gauche professorale qui, derrière Jules Ferry, transmet l’héritage de la Révolution et des Lumières, qui éduque le peuple et assure le rayonnement de Déclaration des droits de l’homme, Aux colonisés, l’éveil intellectuel (« ces peuples sont des enfants »), et aux colonisateurs, les richesses. Le doute est absent chez Jaurès : « Là où la France est établie, on l’aime. Là où elle n’a fait que passer, on la regrette. ». Et à chacun sa place : « Si nous n’enseignons pas le français aux plus intellectuels d’entre eux, comment pourrons-nous les subordonner à nos officiers ? ». C’est l’époque où Victor Hugo déclare que « Dieu donne l’Afrique à l’Europe », tandis que Jules Ferry souligne qu’ « il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ». Lorsque « l’impérialisme colonial » commence à être évoqué par les marxistes, Jaurès se contentera de dénoncer les avatars de la colonisation, laquelle demeure une « loi naturelle ». Si sa préoccupation est d’humaniser le sort des colonisés et d’éviter que les compétitions coloniales se transforment en conflits, cela ne lui confère pas pour autant le statut de prophète auquel prétendent pour lui ses héritiers… 

Qu’avez-vous découvert d’original sur le personnage ?

Les socialistes présentent Jaurès comme un athée qui fut chrétien par convenance sociale : imposture ! Il vit son humanisme comme un mysticisme, loin de la cathophobie du PS : « Les hommes qui ont le sens de l’éternel sont les seuls qui ont vraiment le sens du temps. ». Une telle attitude perturbe tellement les gardiens du temple que, lorsque le philosophe tarnais Jordi Blanc a brisé ce tabou, il a été ostracisé par l’Université ! Et pourtant, il suffit de revenir sur l’histoire même de Jaurès, étrillé par les laïcards lorsque sa fille fait sa communion solennelle : il leur oppose avec force les traditions familiales et la liberté de conscience. N’étant pas, de son propre aveu, de ceux que le mot Dieu effraye, il défend la loi de séparation dans sa version libérale, tout en posant cette question : « Quand les travailleurs auront obtenu ce qu’ils désirent, quelle sera leur vie intérieure ? ». Si sa pensée est sacrilège, elle l’est bien à l’égard des athées…

Finalement, on peut être de droite et admirer Jaurès ?

Oui, parce que, malgré ses zones d’ombre, c’est avant tout un esprit libre et honnête, mystique et joyeux, quand la gauche matérialiste a l’incohérence de bâtir une Eglise sans Dieu, avec ses dogmes, ses saints, sa liturgie, avec cette vanité de s’arroger le monopole de l’intelligence et de la morale. Et puis c’est un homme enraciné, qui respectait Barrès, lequel le lui rendait bien : tout le contraire d’un Cohn-Bendit, emblème d’une génération à vau-l’eau et analphabète. Jaurès est un amoureux de la France que nous chérissons, de nos terroirs, du vin qu’on boit entre amis, des héros de la nation. Il rit avec le peuple, mais un peuple sans majuscule : ce n’est pas un concept pour lui. Il ne veut pas changer de peuple quand il est battu aux élections ! Ce n’est pas un bien-pensant mais un bienheureux. C’est enfin un vrai républicain obsédé par l’unité nationale d’un vieux pays de guerres civiles : aux communautés de se soumettre à un ordre qui les a précédées ! Une gauche comme celle-là, une droite patriote ne peut que la respecter…

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