Guerre ou paix économique ?

Le Monde – Octobre 2004


A lire ou écouter ses commentateurs – et parfois ses hommes politiques -, la vie politique française semble n’avoir comme horizon que l’élection présidentielle de 2007. La France peut-elle ainsi prendre congé du monde pendant les trois ans qui viennent ?

Evidemment non. Les effets de la mondialisation s’amplifient tandis que notre mode de vie est radicalement remis en question par des tendances lourdes : croissance de la consommation énergétique mondiale, choc démographique… 

La période sans élection qui s’amorce est propice à une meilleure utilisation du « temps disponible des cerveaux ». Il s’agit de s’adresser à l’intelligence des Français – pas seulement à leur cœur -, de transcender aussi nos clivages et d’abandonner des positions idéologiques surannées.

Les Français seraient rétifs au changement. Un regard sur le demi-siècle dernier suffit pourtant à mesurer les efforts consentis pour accompagner les transformations. Mais, aujourd’hui, notre pays semble paralysé face à de nouveaux défis.

Les analyses des clercs sur la mondialisation sont connues : contraction du temps et de l’espace, interdépendance des économies, libre circulation des capitaux, des marchandises, de l’information, des hommes et des idées, au service du plus grand bien.

Il est vrai que sans la « dépravation des hommes », pour paraphraser Diderot, nous n’aurions pas à craindre cette «maladie compulsive et violente du corps» qu’est la guerre économique – une guerre sans images et sans visages – et nous pourrions réaliser notre « état naturel » en jouissant de la paix économique… L’actualité montre qu’il n’en est rien.

Au-delà de multiples conflits régionaux, les relations commerciales restent sous tension permanente, principalement parce que les mécanismes collectifs de régulation souffrent de l’unilatéralisme constant de l’« hyperpuissance » américaine.

Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président Carter, résume ainsi cette approche partagée entre républicains et démocrates : « Notre choix ? Dominer le monde ou le conduire (…). Dépendre de manière exclusive de la coopération multilatérale serait le plus sûr chemin vers la léthargie stratégique. »

Depuis dix ans, les présidents américains ont développé une politique associant administrations et entreprises, destinée à tirer le profit maximum de la mondialisation : mobilisation de la diplomatie et des agences gouvernementales pour soutenir les entreprises américaines et faire obstacle à toute contrainte en matière de développement économique, contrôle des normalisations juridique, technologique et financière, maîtrise des métiers stratégiques (audit, expertises, courtage d’assurances, conseil), création de fonds d’investissement associant anciens hauts fonctionnaires ou hommes politiques chargés de développer ou de prendre le contrôle d’entreprises, par tous les moyens, y compris les plus opaques, appartenant à des secteurs jugés stratégiques : l’exemple de Carlyle est aujourd’hui connu de tous.

Protectionnisme et mélange des genres à l’intérieur des frontières, discipline commerciale offensive de l’administration et libéralisme effréné à l’extérieur pour les autres, tel est aujourd’hui le dispositif américain.

Qu’en est-il de l’Europe ? Si, depuis quarante ans, les efforts diplomatiques de la France portent sur la construction européenne, il reste une marge de manœuvre importante – c’est une litote – en ce qui concerne la vision et la préparation de notre avenir commun. Les observateurs attentifs auront noté « le souhait d’avancer plus lentement dans l’intégration européenne » énoncé au lendemain des élections du 13 juin par Margot Wallström, future vice-présidente de la Commission européenne.

L’Europe « sociale » s’éloigne, comme d’ailleurs l’harmonisation des règles au sein d’une Europe fiscale, repoussée dès sa nomination par le futur commissaire estonien Siim Kallas.

Soucieuse d’être le bon élève mondial d’un libéralisme pur et parfait, l’Europe s’est interdite toute politique industrielle. Nous payons aujourd’hui les conséquences de décisions de la Commission, à l’instar de celle refusant le rachat d’Alcan par Pechiney.

Quitte à chagriner les thuriféraires de la « main invisible » d’Adam Smith, la France doit reprendre l’initiative. Les exemples du rapprochement Sanofi-Aventis, ou du travail effectué autour du groupe Alstom, montrent qu’une stratégie industrielle volontariste est possible.

C’est le sens de la politique d’intelligence économique dont j’ai défini les contours et le contenu dans mon rapport au Premier ministre. Parfois confondue avec de banales pratiques de veille ou à de l’espionnage, l’intelligence économique est une politique publique qui se décline au profit des « marchés stratégiques » en termes de compétitivité internationale, de sécurité économique, d’influence et de formation.

Fondée sur la mutualisation des expertises publiques et privées, l’anticipation, la transparence, la concertation avec les nouveaux acteurs de la mondialisation (OIG, ONG, fondations), cette politique est garante d’un développement économique équitable et durable, ancré dans les territoires. Elle s’appuie sur l’identification du périmètre stratégique de l’économie française puis européenne, des marchés majeurs, en somme, environnement des prédateurs, mais porteurs d’influence et de puissance. Ceux précisément qui ne se conquièrent pas seulement par le prix et la qualité des produits et des services.

La nomination par le Premier ministre d’un haut responsable à l’intelligence économique ne peut être qu’une étape. C’est une réponse administrative à une question qui relève d’abord d’une analyse et d’une impulsion politiques.

En 1993, quand le sénateur Jean Arthuis met en évidence les risques de délocalisations liés à la mondialisation, il ne recueille que les commentaires condescendants des « experts » administratifs, qui se terrent désormais, inertes.

Ainsi, les représentants des grands corps de l’Etat qui avaient construit la France des « Trente Glorieuses » ne font au mieux que gérer les entreprises de leurs aînés, sans rien créer de nouveau.

Cette défection montre qu’il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de collaboration public-privé au service de l’intérêt général, tels que la mission confiée par le chef de l’Etat à Jean-Louis Beffa sur les grands projets industriels. Voilà une nouvelle occasion d’associer les réflexions des administrations, des entrepreneurs, des partenaires sociaux et des élus.

Le moment venu, il appartiendra au Président de la République de faire également évoluer une organisation gouvernementale et administrative datée et de mettre en place une véritable politique d’intelligence économique, comme l’ont fait toutes les grandes puissances.

C’est à cette condition que nous consoliderons le développement économique des entreprises, et donc la cohésion sociale de notre pays, la construction d’une Europe-puissance, que nous ferons prévaloir aussi dans les relations commerciales la force du droit contre le droit de la force. Il est temps de construire la paix économique entre les nations.

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