Faut-il se lever pour Danone ? 

Le Figaro – juillet 2005


L’éventualité d’une OPA du groupe américain PepsiCo sur le groupe Danone ouvre à nouveau les débats sur le rôle de l’Etat dans l’économie de marché et celui des critères de nationalité des entreprises. 

L’Etat a-t-il le droit et la légitimité – ou même le devoir – de s’opposer au rachat d’entreprises, jugées nationales, par un groupe étranger ? Quelle est la nationalité d’un groupe industriel dont les effectifs français ont diminué de moitié en vingt ans et ne représentent plus que 12 000 salariés sur 90 000 ? D’un groupe industriel d’ailleurs dont la majorité du capital est à la fois étranger et flottant ?  

Certes, le management, l’histoire, l’enracinement territorial et la culture de Danone sont français, ce qui conforte l’idée que la nationalité d’une entreprise relève bien plutôt de critères subjectifs que de critères objectifs… Mais l’industrie agroalimentaire ne fait pas partie, à ce jour, des « secteurs stratégiques » recensés par l’Etat : la révision législative du Code monétaire et financier que j’avais suggérée dans mon rapport[1] au Premier ministre, et qu’entérina l’an dernier le Parlement, n’intègre dans ces secteurs que les activités relevant de la défense et de la santé publique. Il eût été impossible d’aller plus loin en raison des contraintes juridiques européennes pesant sur notre droit interne : nous n’avons pas en Europe, hélas, la même conception que les Etats-Unis de la défense de notre économie, où le concept de « sécurité nationale » est invoqué pour bloquer, ou simplement dissuader, un investissement étranger, dès lors que cela apparaît opportun et nécessaire ! 

L’Etat, en France, n’a d’ailleurs jamais engagé une réflexion destinée à définir le périmètre stratégique de notre économie : celui où les tutelles étrangères portent atteinte à notre identité, à nos choix diplomatiques, à nos libertés individuelles ou collectives, à notre sécurité ou à notre mode de vie ; les institutions européennes -, non plus, encore une fois, à la différence des Etats-Unis -, ne se sont jamais résolues à cet effort en raison de la priorité donnée à la politique irénique de la concurrence. Le gouvernement est dans son rôle en affirmant sa volonté, comme l’a fait le Premier ministre, de défendre nos emplois, notre industrie et notre recherche…  Mais l’Etat, dans ces circonstances, reste frappé de cécité et d’impuissance juridique.

On soulignera tout de même que de grandes entreprises françaises, à l’instar de Pernod-Ricard, Sodexho ou EDF ont su acquérir des groupes étrangers importants sans que s’élèvent systématiquement des obstacles juridiques et politiques… On remarquera aussi que la Société générale est en piste pour racheter la troisième banque privée turque et que France Télécom est sur le point de s’offrir le troisième opérateur de téléphonie mobile en Espagne, sans qu’aucune objection soit formulée ici ou là. 

Mais la France n’est pas un pays comme les autres ! La seule réponse immédiate et confortable eût été de s’appuyer sur des fonds de pension nationaux dont la création s’est toujours heurtée chez nous à des considérations idéologiques d’un autre temps. Ceux qui, à l’instar des syndicats et de certains élus, invoquent, pour défendre Danone, une « souveraineté alimentaire » ont été les premiers freins à une « souveraineté financière de marché » dont bénéficient tous nos grands partenaires européens. 

On remarquera également que la vulnérabilité de Danone à une OPA hostile, soulignée par son fondateur il y a déjà vingt ans, est aussi le résultat d’un choix de gestion : une stratégie d’internationalisation ayant entraîné pour son financement une dilution du capital et le sacrifice de nombreux emplois en France. 

L’emploi est la question simple et naturelle qu’il faut poser, le moment venu, au prédateur supposé : « dans votre business plan  et le dossier préparé par vos banques d’affaires, combien d’emplois seront créés en France ? Comment développerez-vous les centres de recherche ? » 

Elargissons le débat : c’est bien le moment, en France, non pas de s’interroger sur le caractère stratégique du yaourt, du biscuit et de l’eau minérale, mais sur l’étendue de nos vulnérabilités industrielles, la pauvreté historique de la réflexion de l’Etat sur nos dépendances économiques et financières, sur son incapacité, enfin, à anticiper les effets de la mondialisation. 

D’évidence, on ne peut construire un « patriotisme économique » français et européen que sur des bases politiques, juridiques et financières générées par une réflexion commune entre Etat, entreprises et acteurs sociaux. Une stratégie qui a fait défaut jusque-là et dont l’absence apparaît une nouvelle fois bien cruelle. 

C’est à ce prix que l’on pourra tous, à nouveau, « se lever pour Danone » ! 

Une rumeur estivale – la menace d’une OPA américaine sur Danone – avait conduit le Premier ministre, Dominique de Villepin, à utiliser pour la première fois – et de manière inopportune – l’expression de « patriotisme économique ».


[1]«Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale», La Documentation française, juin 2003

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