Le Figaro – Juin 2005
Ce Conseil européen pourrait être l’occasion de tester notre aptitude à utiliser comme force des conditions politiques hostiles – les non français et hollandais[1], la « mise en examen » pour déficit public excessif de l’Italie, la présidence britannique, au fond rétive à une avancée politique de l’Europe – pour non seulement éviter le « détricotage » craint, mais au contraire trouver les marges de manœuvre nécessaires aux économies nationales. Pour redonner ainsi l’élan nécessaire à l’Europe, alors que l’OCDE a révisé à la baisse ses prévisions de croissance pour 2005 et 2006.
Ne nous méprenons pas : avec ou sans adoption du traité constitutionnel, nous ne pouvons pas avancer à vingt-cinq dans certains domaines-clés pour la compétitivité des économies nationales, et donc européennes. Le ministre des Affaires étrangères letton, Artis Pabriks, l’a réaffirmé récemment dans un entretien au Monde : son pays s’opposera à toute politique fiscale commune ! Il n’y a donc aucune chance que nous arrivions à un objectif européen de « mieux vivre » par une harmonisation de nos standards fiscaux ou sociaux.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à un paradoxe : les gouvernements nationaux, autorités légitimes pour réagir aux évènements et préparer l’avenir, n’ont plus tous les instruments pour mettre en œuvre les politiques nécessaires : tandis que l’autorité qui dispose des instruments, la Commission européenne, dont la fonction essentielle est la régulation, n’a pas la légitimité de les utiliser au service d’une politique !
C’est bien à l’occasion des Conseils européens que le pragmatisme et l’action politique doivent favoriser le succès de la vie démocratique et de l’économie réelle contre les procédures administratives automatiques et la doctrine économique. Le Conseil devrait ainsi définir les « enjeux publics européens » parmi lesquels on pourrait identifier le plein emploi – nécessaire aux cohésions sociales nationales, la meilleure garantie de la paix -, le progrès de la science, l’environnement, les infrastructures ou encore la défense. La promotion de ces enjeux, plutôt que le simple respect de critères scrupuleux, sous-tendrait toute politique européenne.
Une réforme dynamique du pacte de stabilité, perçu aujourd’hui comme un handicap pour notre croissance, est alors simple à imaginer. Elle consiste à casser l’oxymore intellectuel qui oblige les gouvernements à sacrifier l’avenir de leur économie, pour respecter des critères surveillés par une Commission Procuste[2]. Si le pacte de stabilité doit avoir la fonction vertueuse de limiter les dépenses courantes, il doit cesser de brider les investissements, considérés, le plus souvent -, comme la variable d’ajustement des budgets nationaux. Dans la logique de l’actuel pacte, pour que la France rentre aisément dans le critère de moins de 3 % du PIB pour le déficit public (soit un peu moins de 50 milliards d’euros pour un PIB 2004 de 1 648 milliards), il suffit de sacrifier une part du budget de recherche et développement civil (9,27 milliards), et militaire (3,48 milliards), la part des 61,8 milliards transférés aux collectivités finançant les infrastructures et une part des 15,2 milliards de son équipement de défense.
Il est intéressant de noter que trois pays fondateurs de l’Union et appartenant à la zone euro connaissent des difficultés économiques et un taux de chômage inacceptable : la France, l’Allemagne et l’Italie. (…) Ces trois pays ont une histoire industrielle qui leur a permis d’être à la tête des grandes réussites européennes. A trois, la France, l’Allemagne et l’Italie mobilisent près de 50 % des dépenses de l’Union en matière de défense, un des biens publics européens.
L’intérêt européen bien compris justifie que les membres de l’Union, qui sont les moteurs de son industrie et assurent une part importante de sa défense, donc de son indépendance et de sa souveraineté, poursuivent leurs efforts dans ces domaines. Une réforme dynamique du pacte de stabilité doit donc permettre la sortie des dépenses d’investissements – dont le périmètre peut être défini par la Commission – du calcul des déficits publics. Cette idée avait d’ailleurs été avancée le 24 octobre 2002 par Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, au cours de la discussion du projet de loi de finances 2003.
Si cette réforme était conduite aujourd’hui, la marge de manœuvre gagnée absorberait le coût du programme annoncé par le Premier ministre dans son discours de politique générale et permettrait également de redonner du pouvoir d’achat aux Français, par exemple par une exonération de charges sociales sur une tranche de salaire, ce qui favoriserait l’activité.
Le Conseil doit par ailleurs inviter la Commission à repenser une politique de la concurrence qui empêche aujourd’hui toute politique industrielle européenne, et force les acteurs européens à trouver des partenaires à l’extérieur de l’Union. La doctrine communautaire, qui a permis la construction d’un marché intérieur libre, doit désormais prendre en compte la dimension mondiale des marchés et favoriser, plutôt que d’exclure, la constitution de groupes de taille mondiale. La croissance et l’emploi doivent être affirmés comme étant les objectifs de la politique de la concurrence européenne. C’est dans cet esprit que doit s’insérer la réforme des aides publiques aux entreprises, présentée par le commissaire européen à la concurrence Neelie Kroes comme « le nouveau champ d’exploration de la politique de la concurrence ».
Ce n’est d’ailleurs que dans une approche actualisée de la concurrence que pourra se négocier avec nos partenaires européens, puis à l’OMC, la mise en place d’un « Small Business Act », français ou européen, et que pourront se développer les coopérations industrielles entre Etats membres portées par l’Agence pour l’innovation industrielle, une fois identifié le « périmètre stratégique » de l’économie européenne.
Enfin, l’observation des comportements de nos principaux partenaires et concurrents montre que nous, Français, pouvons améliorer notre organisation en matière de soutien aux entreprises pour la conquête de marchés et pour leur sécurité économique. Comme nous ne nous interdisons comme « modèle » aucune expérience étrangère dans le domaine de l’emploi et du social, nous devons nous inspirer notamment du modèle américain, de son approche stratégique, de son arsenal législatif et de ses pratiques en matière d’influence, de collecte et de traitement de l’information ou d’investissement. Nous devons amplifier le développement d’une politique publique d’intelligence économique et, d’ores et déjà, jeter les bases d’une collaboration européenne dans ce domaine, par exemple avec nos partenaires allemands.
On le comprend, sans préjuger de la réponse donnée par nos partenaires européens, le résultat des référendums français et hollandais peut avoir finalement un effet bénéfique sur l’Europe, pour peu que le politique reprenne la main sur l’économique.
[1] Lors du référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, le 29 mai 2005.
[2] Qui « uniformisait » ses victimes en coupant ou étirant leurs membres, selon leur taille…

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