Colloque organisé à la salle de la Mutualité « France, Europe, Puissances »

Paris, mai 2004


La Mutualité appartient à l’histoire politique de Paris. 

Ici, les militants de tous les camps se sont succédés. Avec leurs espoirs. Leurs slogans. Parfois leurs poncifs.

J’ai fait le pari avec quelques amis, il y a six mois, au soir du colloque consacré à l’intelligence économique à l’Ecole Militaire, que l’on remplirait la « Mutu ». Mais avec des jeunes.

Je ne cède pas à la tentation du jeunisme. Mais je suis convaincu que c’est votre génération qui changera les choses. En France. En Europe.

C’est une première ! Préparer un rassemblement à la Mutualité sans esprit partisan, en pleine campagne des européennes.

Je vais vous faire une confidence : j’ai le sentiment que ce sera sans doute le seul lieu, le seul moment où l’on parlera de l’essentiel !

Votre génération est celle de la mondialisation : la mondialisation des fantasmes et de l’idéologie – mais ce soir c’est de la mondialisation dans les faits dont il sera question.

Votre génération, qui n’a jamais autant voyagé en Europe ou dans le monde, et qui a pu voir son pays de l’extérieur, sans artifices ni maquillages.

La première génération européenne, depuis les conflits tragiques du vingtième siècle, celle qui doit incarner un esprit de conquête, qui doit s’affranchir des tabous, qui doit passer à l’action !

Beaucoup d’entre vous ont fait de l’intelligence économique l’objet de leurs études, le sens de leur métier. Vous avez exprimé beaucoup plus qu’une orientation : un tempérament. Une vraie lucidité. Je vous dis mon admiration parce que vous avez été l’avant-garde d’un mouvement profond. Comme toutes les avant-gardes, une avant-garde un peu marginale. Pas pour longtemps !

Depuis un an, le sujet est un peu mieux éclairé. Les initiatives privées se sont multipliées.

Une politique publique s’est mise en place, confiée à Alain Juillet. Voilà que l’on redécouvre l’utilité d’une stratégie industrielle nationale et européenne ; que l’on s’interroge sur nos dépendances technologiques et la vulnérabilité de nos systèmes d’information et de communication, que l’on renforce nos dispositifs juridiques de sécurité économique ; que l’on porte un regard moins naïf qu’autrefois sur les pratiques de nos grands concurrents et leurs outils, en particulier d’investissements et d’influence ; que notre gouvernement admet l’existence de marchés stratégiques (à l’instar de la pharmacie). Certaines voix se sont, certes, émues de son intervention dans I’OPA de Sanofi sur Aventis ; mais ces voix, peu nombreuses, se sont vite tues : parce que, dans le fond nous sommes bien plus nombreux que nous le croyons à penser la même chose. Il y aura toujours des grincheux. Des partisans d’une vision lénifiante des relations économiques internationales. Des marchands du Temple aussi, ceux qui depuis dix ans, ont vendu du vent et signé le retard de notre pays.

L’intelligence économique n’est pas seulement une méthode de veille, pas plus qu’elle ne peut se résumer, selon son acception anglo-saxonne habituelle à de l’espionnage économique, cache-misère de pratiques sulfureuses d’officines.

L’intelligence économique est d’abord une politique publique au service des intérêts de nos entreprises, de notre pays et de ses alliances. Une politique de sécurité économique, de compétitivité, d’influence, de formation, assise sur une mutualisation des informations publiques et privées, sur une convergence d’intérêts. Mais une politique spécifiquement dédiée aux marchés stratégiques : les outils, eux, sont suffisants pour les marchés classiques où prévalent les critères classiques en économie libérale, du prix et de la qualité des produits et des services. Ces marchés sont stratégiques, non pas seulement parce qu’ils génèrent des emplois et de la richesse, mais parce qu’ils portent, surtout, de l’influence et de la puissance. Ces marchés là ont du sens. Cette notion de « marchés stratégiques » est encore inconnue de la théorie et de la doctrine économiques. Il faut dire que trop de nos universitaires vivent cloîtrés, écartés de la vie des affaires, en particulier internationales, peu familiers de surcroît des règles de fonctionnement des pouvoirs publics. Pour beaucoup d’entre eux, il n’existe qu’un seul marché, expurgé, épuré de toute volonté publique. Quant à la classe politique, elle donne souvent le sentiment d’avoir été biberonnée à la même vulgate. Il ne faut pas chercher plus loin la portée que revêt en France la contestation de la mondialisation. « Le monde n’est pas une marchandise ». Derrière le slogan, il y a du sens, mêlé à des idées fausses, mais du sens quand même. Derrière le slogan, il y a surtout l’espérance d’actions publiques ou d’actions citoyennes, bouleversant le cours, présumé normal, des choses. L’espoir que les Etats, les sociétés démocratiques puissent dessiner leur destin. Arbitrer. S’émanciper. Conserver une capacité autonome d’action ; l’indépendance est dans le cœur des hommes. Dans le cœur de l’enfant qui s’affranchit de l’adulte, de l’élève à l’égard du maître, d’un peuple à l’égard de ses tutelles.

L’émancipation, l’indépendance doivent s’exprimer au pluriel : le singulier est idéologique.

France, Europe, Puissances ! L’énonciation de ces trois mots relevait encore, il y a quelques mois, de l’indécence. Quelles puissances d’ailleurs ? Puissances des Etats ou de l’Union ? Puissances publiques ou puissances privées ? Puissance commerciale ou puissance éthique ? Puissance scientifique ou puissance industrielle ? J’ai la conviction qu’il va falloir apprendre à penser de manière simultanée ce qui, trop longtemps, a été perçu comme contradictoire, de rassembler ce qui est artificiellement dispersé.

***

Qu’est-ce qu’une Nation ? La célèbre réponse d’Ernest Renan à la Sorbonne n’a rien perdu de son sens ni de son actualité : « l’aboutissement, dit-il, d’un long passé d’efforts, de sacrifices, de dévouements. Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore. Un plébiscite de tous les jours ».

« Mais les nations, comme les civilisations, sont mortelles », lui répond en écho Paul Valéry : l’Europe, ajoute-t-il en 1931, « n’aspire à être gouvernée que par une commission américaine ». France, Europe, Puissances ? L’association de ces mots peut sembler audacieuse, tant le sentiment d’un déclin collectif a envahi les esprits.

Longtemps les Etats-Unis se sont satisfaits d’un monde multipolaire. L’échec du Vietnam, la puissance militaire soviétique, le réveil de l’Europe, de la Chine et du Japon, les incitaient à rechercher les consensus et les accords régionaux.

Mais en quinze ans, les Etats-Unis sont devenus l’hyperpuissance qui réunit tous les critères de la réussite. Elle tourne le dos, à ce que l’on appelait autrefois, le « concert des nations », assume l’unilatéralisme comme posture diplomatique et commerciale.

Droit de la force contre force du droit ! Brzezinski[1] résume assez cyniquement cette nouvelle posture : « dans la terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands impératifs géostratégiques sont les suivants ; éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité, cultiver la docilité des sujets protégés, empêcher les barbares de former des alliances offensives ».

Des responsabilités jugées « globales », des capacités militaires uniques : les Etats-Unis ont désormais la justification morale et les moyens d’une politique de puissance qui ne reconnaît plus de critères de vérité qui leur soient extérieurs.

Mais cette politique est rejetée par un large courant de l’opinion publique mondiale.

Elle est bridée par une contestation interne, prompte à s’appuyer sur les institutions américaines et les avatars des engagements militaires extérieurs.

Elle trouve aussi ses limites dans l’émergence des puissances asiatiques : les étudiants chinois formés dans les meilleures universités américaines sont de plus en plus nombreux à revenir dans leur pays ; en Inde, à Bengalore, il y a plus d’ingénieurs (150 000) que dans la Silicon Valley (120 000). Dans le deuxième Etat le plus peuplé de la planète, on forme 260 000 ingénieurs par an, et l’on y attire désormais des dizaines de milliers d’emplois délocalisés d’Occident, issus de l’industrie des logiciels, celle, précisément, qui a construit la supériorité américaine.

Ces transformations du monde sont parfaitement connues. Mais l’Europe semble tétanisée, comme un lapin face au reptile ; elle donne le sentiment de refuser son destin de puissance à travers les débats qui la fracturent :

• Fracture sur la forme que doivent revêtir les liens transatlantiques : quinze Etats sur vingt-cinq font du rétablissement de ces liens un préalable.

• Fracture sur la question de l’identité de l’Europe : une question étroitement liée à la définition de ses frontières. Toujours refoulée. Preuve du tropisme commercial de la construction européenne : pourquoi s’interdire l’élargissement d’une Europe, simple zone de libre-échange ? Preuve aussi que l’Europe appréhende autant d’associer la géographie à la politique que de se diluer dans une alliance atlantique commerciale. Peut-on construire une puissance quand on ne sait pas ce que l’on est ?

• Hantise du déclin, enfin. Elle est ancienne. De Spengler à Kagan, elle habite les occidentaux et plus encore les européens. L’idéologie du déclin trouve toujours des justifications quantitatives ; au cours des vingt premières années du siècle précédent, 18% des prix Nobel de science allaient aux Français et 3 % aux Américains. Au cours des vingt dernières années, les Français n’en récoltaient plus que 3 %, et les américains en raflaient près de 60 %.

On pourrait ainsi réciter la litanie de nos reculs ; faible croissance, forts déficits, exil des talents et des capitaux, chute du dépôt de brevets, vieillissement de la population, écart technologique croissant avec les Etats-Unis et le Japon…

Mais je suis convaincu que l’essentiel n’est pas là : convaincu que les Français ne s’aiment pas suffisamment et qu’à la différence de bien d’autres peuples, Ils n’aiment pas suffisamment leur pays. Déficit, certes, de cohésion sociale ; déficit aussi d’ambition nationale et de fierté européenne. Etre immigré en France et immigré aux Etats-Unis n’a pas le même sens : frustration d’un côté, dans notre pays qui cultive les cloisonnements et multiplie les obstacles à la circulation des élites ; espérance de l’autre, où tout est possible par l’effort et l’intelligence. La conscience européenne, elle-même, n’est que géographique : nous nous comportons plus en rentiers qu’en héritiers.

Voyez l’hégémonie américaine… comme elle s’exerce, sans entraves ni concurrence européenne, dans les métiers stratégiques : ceux de l’audit, du contentieux, de l’expertise comptable, de la notation, de la certification, de la normalisation, de l’investissement et de la banque d’affaires, dans le courtage d’assurance ! Et même si la France a généré des géants européens à dimension mondiale comme EADS et Airbus, Thalès, AXA ou Sanofi, leurs réussites traduisent plutôt la volonté, la lucidité, le goût de l’aventure d’équipes exceptionnelles, que la marque d’une stratégie commune entre les secteurs publics et privés.

De l’avion de combat prétendument européen, le JSF, à l’abandon de l’industrie informatique, l’histoire industrielle européenne est faite de renoncements et de naïvetés politiques.

C’est une évidence que la conquête des marchés mondiaux, et principalement des marchés stratégiques (la défense, la pharmacie, l’aéronautique, le spatial, l’énergie, les réseaux…) n’obéit plus seulement aux règles de l’économie libérale. Le nouvel ordre mondial dépend des règles de jeux qu’imposent les puissances. De règles juridiques et de normes professionnelles nées dans les organisations internationales où s’exerce l’influence d’acteurs nouveaux, porteurs de visions universalistes : des normes environnementales aux normes éthiques, des normes comptables au rating des écoles d’ingénieurs et de commerce, la prime est à ceux qui ont su anticiper, former des réseaux, jouer sur les ressorts de l’opinion publique, coordonner la réflexion puis l’action de la sphère publique, du monde des affaires et des lieux de production intellectuelle : laboratoires, fondations et ONG.

La Rand Corporation qui a nourri, depuis quarante ans, la réflexion stratégique américaine relève un indice de la performance nationale, piètrement pris en compte chez nous ; la capacité de l’Etat à faire face aux groupes sociaux : la Rand insiste ainsi sur la nécessité de construire la cohérence idéologique des élites, de faciliter leur circulation et leur montée de la base au sommet des responsabilités. Voilà la marque d’une société qui fait confiance, et qui donne confiance. La fierté nationale n’a pas de meilleur support.

*

*           *

« France, Europe, Puissances » ? Comment y croire ?

D’abord en faisant sauter quelques tabous.

En nous émancipant d’un prêt-à-porter idéologique. « Le pire ennemi de l’Europe, disait le philosophe Husserl, c’est la fatigue ».

La fatigue et le fatalisme. Ce que de Gaulle appelait le « péché contre l’esprit» ; l’idée insupportable du théoricien libéral Hayek pour lequel « l’homme n’est pas maître de son destin et ne le sera jamais ». Prométhée enchaîné. L’idée que les lois économiques sont supérieures aux lois que se donnent les peuples.

Nous devons retrouver le goût de la conquête. Et par la conquête, de la puissance. Mais d’une puissance qui affranchit et qui partage. Voilà l’essence de l’Europe. Une Europe dont la culture et la géographie, plus hélas que l’histoire, ont donné au monde l’image de l’équilibre.

Nous devons résister aux postures de contrition et de soumission indolente qui sont l’apanage en France de quelques quartiers parisiens névrotiques, ceux dont l’historien Fumaroli souligne « la fatuité écervelée », digne de la Cour de l’Ancien Régime.

Nous devons réaffirmer le primat du Politique. Parce que le Politique, c’est la démocratie. Donc le choix. Choix d’un destin. Choix d’une ambition collective.

Lever les tabous c’est également sortir du débat hypocrite entre le tout-Etat et le tout-marché. Hypocrite parce que cela fait belle lurette que la plupart des partisans du tout-Etat se sont convertis aux libertés économiques. Hypocrite parce que les partisans du tout-marché ont su s’appuyer sur l’Etat quand cela leur apparaissant utile.

Lever les tabous, c’est aussi reconnaître qu’un patriotisme économique, loin d’être archaïque, est fédérateur et mobilisateur. Que nous le déclinions selon nos intérêts territoriaux, nationaux, européens ou mondiaux, le patriotisme économique donne un horizon collectif à l’aventure individuelle. J’entends déjà les esprits sarcastiques ! Mais qu’est-ce qu’une entreprise française ? Nous autres Français, nous sommes les seuls au monde à nous poser cette question ! Bien sûr, il y a des critères ayant l’apparence de l’objectivité et dont la combinaison dilue l’image nationale ; mais une entreprise n’est pas qu’un siège, des actionnaires et une forme juridique. Elle est aussi surtout une communauté, une histoire et une culture vivante.

Lever les tabous, c’est le socle psychologique de notre renaissance. Il faut ensuite construire le socle de notre indépendance technologique.

Cela suppose au préalable d’identifier ce qui nous paraît stratégique : le dessin, en somme, du destin.

Privés d’imagination et de méthode, nous aurions à tout le moins la ressource toute simple d’observer ce qui est stratégique pour nos grands concurrents ; pharmacie, défense et espace, technologies de l’information et de la sécurité. Dans ces deux derniers domaines par exemple, nos efforts sont dispersés, l’investissement public et les besoins de nos administrations jamais mutualisés ; chacun définit ses priorités, et d’ailleurs, les relègue le plus souvent à des variables d’ajustement budgétaire.

Le CEA a construit au lendemain de la guerre la puissance nucléaire française. Pourquoi ne créerait-on pas un Commissariat aux technologies de la communication et de la sécurité, mutualisant toute la dépense publique et soutenant, par la commande publique, la recherche de groupes industriels français et européens ? Voilà une grande aventure collective !

La puissance des fonds d’investissement américains, dont quelques uns dissimulent difficilement leur proximité avec l’administration fédérale, aurait dû nous conduire depuis longtemps à nous doter d’outils financiers à capitaux mixtes et dédiés, en particulier, aux technologies de l’information. Je l’ai suggéré au Gouvernement il y a plus d’un an. Je forme le vœu que, pas à pas, dans ce domaine aussi, nous luttions à armes égales avec nos grands concurrents.

La formation à l’intelligence économique ! Ici le pire côtoie le meilleur. Quelques esprits lucides, isolés, longtemps inaudibles, et puis beaucoup de charlatans au verbiage anglo-saxon, présentant des outils de veille concurrentielle comme une méthode révolutionnaire ! On a confondu en France la fin et les moyens : par cécité, par méconnaissance du monde tel qu’il est. Sous l’effet d’un prisme libéral qui les a conduit à ne voir que des marchés purs et parfaits. En l’absence stupéfiante, aussi, de toute doctrine de l’Etat.

La page de cette littérature doit être tournée. Il est temps de donner à l’intelligence économique ses lettres de noblesse universitaires, d’homogénéiser le niveau par le haut, en s’appuyant sur les meilleurs ; en construisant des partenariats solides avec les entreprises.

Il faut donner à l’intelligence économique la place qui lui revient dans l’Etat et les entreprises ; une place stratégique et non plus une seule place technique, et pour tout dire, subalterne.

Quelques derniers mots ; pas d’économie sans éthique. Si nous autres Français et européens devons apprendre les règles et les principes des conflits économiques mondiaux, nous avons aussi un message à porter, celui de la paix économique mondiale. Celui de la soumission des Etats et des entreprises au règlement pacifique des contentieux. Force du droit, ici encore, contre droit de la force. C’est notre vocation. J’ajouterais même : nos vulnérabilités ne nous donnent pas d’autres choix pour faire respecter nos droits.

Votre génération est porteuse de cette ambition. Je souhaite que cette ambition nous la construisions ensemble. Si vous le voulez, ce soir, « France, Europe, Puissances » ne sera plus une simple manifestation, mais un manifeste. L’embryon d’un mouvement solidaire. D’un vrai réseau. D’une fraternité de la jeunesse européenne. 

Ce soir je fais le rêve qu’un jour, nous nous retrouvions à Berlin.

«On aime, disait Renan, en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts». Où donc demain en Europe, mieux qu’à Berlin, pourrions-nous partager l’ambition européenne ?

Si vous le voulez, vous en serez l’avant-garde. 


[1] Zbigniew Brzezinski, politologue américain, conseiller du Président Carter à la sécurité nationale.

Laisser un commentaire