Une politique sociale équitable et juste, une réussite économique enviable. Le « modèle québécois » nous fait rêver. Et ce pour deux raisons: la première, inconsciente, tient de notre satisfaction à ce que le Québec, cet « autre nous », illustre, au cœur de l’Amérique, un succès exemplaire; la seconde, bien visible, réside en cette incrédulité française à voir les acteurs du marché et l’Etat coopérer. Comparaison n’est pas raison: le modèle québécois, comme le modèle scandinave ou les autres, n’a de sens pour nous que bien compris et mieux traduit.
A la suite de l’introduction des « class actions », ou actions en recours collectif, en droit américain et de l’adoption d’un système similaire au Québec, la contagion puis la polémique ont gagné l’Europe, puis la France. On l’a vu encore récemment avec l’affaire des opérateurs mobiles français condamnés par le Conseil européen de la concurrence. On ne saurait se contenter d’une réflexion entre techniciens sur l’efficacité du droit. Et pour cause, du point de vue technique, le débat paraissait tranché: simplification des procédures et rapidité de l’instruction caractérisent cette règle qui permet de réparer, par un jugement, tous les dommages subis dans des conditions identiques. Le Royaume-Uni, l’Espagne et la Suède l’ont introduit dans leurs législations, l’Italie s’apprête à faire de même et, en France, le président de la République, dans son discours de nouvelle année aux forces vives de la nation, a promis une réflexion… qu’il a engagée, et un texte, en 2006.
Les « class actions » ne font pourtant pas l’unanimité. Les Etats-Unis, craignant la multiplication de procédures fabriquées artificiellement par de grands cabinets à court de trésorerie, évaluent les conséquences d’un retour en arrière; la Commission européenne s’est donné, le temps d’un Livre vert, le choix de la réflexion; le Medef s’y oppose farouchement. La polémique qui entoure l’introduction de « class actions » en France ne traduit pas que des logiques financières ou techniques. Ses implications sont à la fois éthiques, sociales et politiques. Le problème n’est ni celui de l’américanisation de notre droit, ni celui de combler certaines lacunes d’un système juridique qui peine à s’adapter aux exigences du marché. Les effets pervers, à rebours de notre tradition juridique, sont connus : judiciarisation des relations marchandes entre les clients et l’entreprise, pénalisation progressive du droit civil, consécration de l’intérêt collectif comme somme des intérêts individuels. L’énormité des montants en jeu relève le plus souvent du racket envers les « deep pockets », ces entreprises qui ont les moyens de financer ces contentieux juridiques lourds. Certains cabinets d’avocats spécialisés brandissent systématiquement une procédure dont ils connaissent l’issue: une transaction « à l’amiable » dans 90 % des cas, le versement d’une somme astronomique aux plaignants qui, nombreux, n’en reçoivent que des miettes, une substantielle partie revenant au défenseur, l’avocat.
Aux Etats-Unis comme ailleurs, les « class actions » faisaient l’objet, à l’origine, d’un encadrement rigoureux et sélectif. Depuis, d’autres mesures ont contribué à banaliser une procédure qui n’a de sens qu’exceptionnelle: la « discovery », qui impose de donner tous les documents demandés par l’adversaire sous peine d’un emprisonnement pouvant aller jusqu’à sept ans; l’autorisation des honoraires conditionnels pour le défenseur, vrai moteur économique des « class actions ». Ces garde-fous, encore peu évoqués en France, n’ont pourtant pas résisté longtemps.
En Suède, les socio-démocrates ont introduit le recours collectif en le présentant comme une réforme « progressiste » qui protégerait les consommateurs : ils n’avaient pas prévu que le gouvernement suédois pourrait devenir une cible des « class actions » ! Ainsi, un procès de 100 millions d’euros a été intenté à l’administration de l’aviation civile en raison des perturbations et du bruit causés par les aéroports. La voie s’ouvre à tous les chantages juridiques, pour peu que l’on ait un peu d’imagination et un bon avocat. Un spectacle annulé, une grève de métro intempestive, une coupure d’électricité, des retards de trains trop fréquents ? Les « class actions » sont présentées comme le dernier avatar d’une meilleure justice sociale: l’instrument d’égalité des droits entre consommateurs et entreprises. Pourtant, les praticiens français du droit s’inquiètent : déresponsabiliser le justiciable, monter les consommateurs contre les producteurs, grever la compétitivité de nos entreprises par des procédures onéreuses, reviendraient à laminer notre cohésion sociale, à l’inverse des vœux pieux des associations de consommateurs qui font pression, en France, pour introduire les « class actions ». Nous avons l’avantage de contempler les errances des pays qui ont adopté des procédures similaires. Ne reproduisons pas les mêmes erreurs : dans les faits, les entreprises répercuteront les frais liés à la procédure dans le prix de leurs produits, laissant les consommateurs payer les conséquences. Et seuls des cabinets étrangers, déjà confrontés aux « class actions », maîtriseront tous les rouages de la procédure…
La « class action » est un outil américain qui ne devrait pas être importé, un concept étranger aux principes européens. Le droit du marché et de la consommation a été pensé et initié en France : nous savons bien qu’il n’existe pas d’économie de marché sans un droit du marché adapté. La conscience de nos retards ou de nos décalages implique, à l’évidence, qu’au-delà des nombreuses conférences et rencontres organisées sur le sujet, nous agissions. Pour autant, doit-elle nous contraindre à importer des pratiques peu compatibles avec notre système et objectivement nuisibles, ou saura-t-elle s’appuyer sur la puissance de l’imagination française en la matière ?
La gauche comme la droite, soumise au droit anglo-saxon. On ne défend pas les consommateurs au détriment des intérêts des producteurs.

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