« A armes égales »

Rapport au Premier ministre

Assemblée nationale – Juillet 2006


Les Français douteraient-ils de la France ?

Notre pays subirait un déclin inéluctable. Obnubilé par les risques et frappé de cécité sur les opportunités d’une « mondialisation » approchée de manière idéologique, il serait même incapable de penser l’avenir de la construction européenne.

Face à l’instabilité du monde « post-libéral[1] », à la réalité de la compétition internationale, aux conséquences de la part croissante prise par l’information dans la vie quotidienne des acteurs économiques, sociaux et politiques, il serait vain d’imaginer que la France dispose des moyens d’agir seule. Pour partie, l’économie mondiale est désormais soumise à des fonds d’investissements s’affranchissant de toute gouvernance, dont le seul intérêt est le profit à court terme, ainsi qu’à des mécanismes internationaux de régulation sur lesquels la France pèse peu.

Il en est de même pour tout ce qui relève désormais des compétences de l’Union européenne. Alors que nous avons choisi de déléguer certains fondamentaux de notre souveraineté, que notre monnaie est commune, que nous mettons en place une politique européenne de sécurité et de défense, que nous participons à l’élaboration d’une politique étrangère commune, nous semblons découvrir le fait qu’une part essentielle – mais non mesurée – de notre droit relève désormais de négociations à vingt-cinq et échappe ainsi à notre seule volonté.

L’Europe, comme le reste du monde, est confrontée à deux défis majeurs et immédiats.

Celui de l’énergie dont nous n’avons que récemment pris conscience, défi vital non seulement du point de vue de la sécurité des approvisionnements, mais surtout de la disponibilité des ressources. Des stratégies collectives et des partenariats, des efforts dans les domaines de la recherche et de l’innovation, sont cruciaux.

Celui de la sécurité, tant du point de vue traditionnel de la défense du territoire que de celui des menaces issues, notamment, de l’internationalisation du terrorisme, du crime organisé et de la cybercriminalité.

La lettre de mission du Premier ministre ouvre plusieurs pistes qui pourraient, chacune, faire l’objet d’un rapport distinct[2]. Certaines recoupent et complètent la politique publique d’intelligence économique que j’ai appelée de mes vœux dans mon rapport précédent[3]. L’essentiel reste toutefois à mettre en œuvre par les pouvoirs publics, encore trop timides  en ce domaine. Il faut aller au-delà d’une seule approche administrative.

Dans le cadre du présent rapport, j’ai choisi comme point de départ la situation présente du monde et les contraintes et opportunités qu’elle génère pour notre pays, afin de mettre l’accent sur ce qui nous permettra d’être à armes égales avec nos partenaires et compétiteurs. Les développements et les propositions sont articulés selon le cycle de l’entreprise : création, recherche et financement, conquête de marchés. Comme m’y ont invité nombre de mes interlocuteurs, mon étude commence par les préalables nationaux indispensables à l’efficacité des actions suggérées ensuite.

L’effort que nous devons engager est nécessairement collectif ; il n’est pas réservé, tour à tour, à des segments différents de la société, agissant à chaque fois, de manière solitaire – individus, citoyens, entrepreneurs, acteurs sociaux, fonctionnaires, responsables politiques. Il demande anticipation, concertation, débat et volonté d’agir ensemble.

Face aux défis à relever, j’ai estimé nécessaire, pour répondre aux objectifs fixés par cette mission, de prôner, au-delà de nos relations transatlantiques, déjà bien connues, une vision et une dynamique continentales, notamment en rencontrant nos partenaires distincts, allemands et russes.

S’agissant de l’Allemagne, de mon entretien avec l’un des membres du Conseil des Sages[4] du Chancelier fédéral, je retiens que la volonté et l’action politiques sont à la base de cette « alchimie singulière » qui fonde l’amitié franco-allemande ; que les outils concrets de la coopération bilatérale mis en place progressivement depuis le Traité de l’Elysée continuent de conforter cette relation et d’absorber les différends ; enfin que l’association de nos économies et de nos politiques constituent toujours une force d’entraînement vis-à-vis de nos autres partenaires en Europe et du reste du monde.

Pour ce qui est de la Russie, je me suis entretenu notamment avec le Représentant spécial du Président de la Fédération pour les relations énergétiques extérieures, le Président de l’Union des entreprises et avec le Président de la compagnie métallurgique – Severstal. Ces entretiens ont confirmé à mes yeux la volonté de la Russie d’être partie prenante à l’Europe à la mesure de ses ressources énergétiques, et l’importance d’établir des partenariats stratégiques entre nos deux pays dans des domaines-clés, tels que l’énergie, la défense, l’espace, les télécommunications et la santé, domaines qui ne peuvent être abordés selon les seuls critères de l’analyse économique libérale.

Enfin j’ai décidé de ne pas employer dans ce rapport deux locutions utilisées de manière ambigüe par leurs détracteurs.

D’abord, celle de « patriotisme économique », promue dans mon rapport précédent, si souvent employée à mauvais escient[5]. Ses contempteurs, en France et en Europe, l’ont habilement déguisé en « protectionnisme », sans doute se souvenant du dicton populaire : « Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage ».

Ensuite, celle de « politique industrielle ». Elle est ignorée de ceux de nos partenaires européens qui n’ont pas ou guère d’industrie, désertée par les Britanniques au profit des services, abritée par les Allemands derrière l’action des Länder ou des fondations. Elle a été d’abord considérée comme la condition de la reconstruction des Etats puis de l’Union européenne, avant d’être rejetée comme une entrave à la mise en place du marché intérieur, même si elle semble aujourd’hui en convalescence dans les cabinets des commissaires européens qui en ont, cependant, des visions divergentes. Dans ce domaine comme en d’autres, la France aura joué le rôle de précurseur en créant, par exemple, l’« Agence pour l’Innovation Industrielle ».

Il est pourtant bien question dans ce rapport de « patriotisme économique » et de « politique industrielle »! La plupart des Etats ont habillé ces deux notions d’un discours qui s’inspire d’une théorie libérale justifiant l’effacement de l’Etat devant l’activité économique, tout en mettant en place discrètement, les institutions, les outils et les méthodes qui associent, en amont, les pouvoirs publics et les entreprises, dans la recherche, le financement et l’influence – voire dans la régulation des investissements étrangers…

Ces débats sont ouverts partout dans le monde et l’actualité montre que nos préoccupations sont similaires à celles de tous les autres Etats. Les Américains refusent qu’un groupe pétrolier chinois achète un groupe américain, les Britanniques s’interrogent sur la possibilité pour Gazprom d’acquérir Centrica, les Espagnols ont tenté d’empêcher E.On d’acheter Endesa, les Italiens et les Polonais entendent protéger leur système bancaire, les Allemands demandent à Porsche de contrôler le capital de Volkswagen, les Chinois ou les Russes dressent la liste de leurs entreprises stratégiques et, en sens inverse, les Indiens demandent au Président de la République française d’être « équitable » avec le groupe Mittal…

Nous avons le choix entre l’inaction drapée d’imprécations solitaires contre l’évolution du monde – quelle France laisserons-nous en ce cas à nos enfants ? – et une action ouverte, mais lucide.

Aussi ce rapport, remis dans l’année qui précède l’élection présidentielle, seule phase du cycle de la vie politique de notre pays où nous acceptons collectivement d’envisager l’avenir et de penser sa transformation, pourra-t-il paraître opportun…


[1] «Penser l’après-libéralisme», Libération, 22 septembre 2005.

  [2] A l’instar du rapport du Commissariat général du Plan «Le Dispositif Français de Normalisation, évaluations et perspectives», mai 1997, dont nombre d’analyses restent d’actualité.

[3] «Intelligence économique,  compétitivité  et  cohésion  sociale», La Documentation française, juin 2003.

[4] «Sachverstandigenrat»

[5] «Faut-il se lever pour Danone ? », le Figaro, 22 juillet 2005.

  «Patriotisme économique: les trois fautes françaises», Grégoire Biseau, Libération, 4 avril 2006.

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